Émergence contre élitisme
la démocratie n'est pas le culte de la performance, de la
rentabilité ni de ma méritocratie
(par Demeter)
Ce qui m'importe, c'est l'art de vivre ensemble.
Quand j'étais petite fille .. je me disais :
- ah si j'étais riche, au moins, moi, je saurais distribuer
équitablement, et avec cœur, les aides ou les
récompenses !
- si j'étais au pouvoir, je saurais construire la
sérénité, éviter les guerres, tout en
contrecarrant ou en réprimant les méchants ...
- si j'étais sainte, je saurais comprendre, exprimer, traduire
et faire partager le mystérieux Graal ...
- si ...
Et je me suis rendu compte, depuis, que je ne suis ni riche, ni
puissante, ni sainte ...
Mais pourquoi des Riches, des Puissants ou des Saints voudraient-ils
faire la morale ? ... n'ont-ils pas avancé en âge sur la
même planète et dans la même époque que nous
partageons ?
D'un autre côté pourquoi pas : des spécialistes de
la Richesse, de la Politique, de la Philosophie ... , ceux qui s'en
sentent capables en tous cas, vont se dévouer pour gérer
au mieux, dans l'intérêt des autres autant que
d'eux-mêmes, l'Argent, la Guerre et la Paix, ou les Religions.
Les 'autres' n'auront qu'à bien se laisser bercer et, pour peu
qu'ils respectent leurs devoirs, ils pourront profiter des droits
acquis grâce aux prouesses des plus méritants.
Sauf que ... voilà : qui décidera, (et à quel
moment ?) du moment où les uns seront 'méritants' et
où les autres devront abdiquer la prétention à
cette reconnaissance ? Sans compter que ce serait injuste, voire
pervers, de reconnaître à tort un faux 'méritant' :
ça le conduirait à rester dans l'immaturité
où, petite fille, je croyais détenir le sceau du bon sens
!
( Qui ? : Enseignants ? Patrons ? Banquiers ? Psycho-socio-comptables
des bonnes mœurs ? Élus ? Religieux
révélés ?
Quand ? : Examens ? Concours ? Marché ? Épreuves de force
? Charrettes? Élections ? )
D'accord, je serai mieux protégée si mon chef est plus
fort ... Sauf s'il prend la grosse tête et finit subrepticement,
et sans même en prendre conscience lui-même, par me mé-priser
! Et puis s'il venait à se croire investi du devoir de
défendre un intérêt 'supérieur' qu'il
estimerait hors de ma portée et de mes capacité de
compréhension ? ( Un intérêt
« global », même incluant mon
intérêt particulier, n'est pas nécessairement mon
intérêt : surtout si cet 'intérêt'
échappe à ma conscience !)
Notre époque fait grand cas de l'intelligence. Et
là c'est pareil : quand j'étais petite fille, je croyais
savoir ce que c'est que l'intelligence ...
Ces temps-ci, les Chercheurs semblent se creuser les méninges
autour d'un mystérieux concept d'émergence.
Intelligence, émergence : pourquoi cette association
d'idées me vient-elle ?
Il ne me plaît pas d'assimiler l'intelligence à une
performance ou à un mérite. (C'est tout comme pour la beauté
d'ailleurs ...)
Par contre, quand j'imagine l'étymologie de ce mot, j'aime y
voir une décomposition latine en ' in-te-legere '
: « lire en toi » ; et là, en
s'intéressant à 'legere', qui a donné
'lire' ...
En Anglais, l'intelligence c'est l'espionnage ... Mais
« lire en toi », en tous cas, ramène
à une conception plus humaine, à la fois psychologique et
intuitive, des capacités intellectuelles. Dit comme ça,
on dérape moins facilement vers un paradigme
éthéré de « capacité
d'adaptation » ... (adaptation de qui ? -de l'individu? -de
la société ? - du genre humain ? / adaptation à
quoi ? ...)
Une passionnée de primatologie (Marie Muzard : « Ces
grands singes qui nous dirigent » / Albin Michel, 1993) a
écrit un essai satirique sur la comparaison entre
sociétés humaines et sociétés de singes. On
y trouvait l'idée dont je traduirai la substance par : '
l'intelligence d'une société de Gorilles (très
hiérarchisée) est celle du chef ; celle d'une
société de Bonobos (de structure sociale conviviale, peu
hiérarchisée) est la somme des intelligences de ses
individus'.
C'est cette caricature que pourrait très certainement nuancer la
notion d'émergence. L'intelligence, voire la Culture, pourraient
être envisagées, non comme le fruit d'efforts conscients,
maîtrisés et contrôlés, mais comme les
propriétés d'un ensemble, propriétés qui ne
devraient être rattachées à aucune des parties de
cet ensemble. Dire que les capacités intellectuelles d'un
individu appartiennent à la matière grise de son cerveau
n'aurait aucun sens.
Pourquoi l'intelligence d'une société pourrait-elle
être rattachée à un individu ou à un groupe
particulier ?
Tout se passe aujourd'hui comme si l'Homme moderne voulait singer le
processus même de l'évolution Darwinienne. On a
saucissonné tous les talents humains pour les booster, chacun
dans sa catégorie, par une émulation artificielle entre
aspirants aux élites classifiées. S'appuyant sur une
exhortation à l'humilité (culturelle, mais mal comprise),
même la distraction est prise en charge par des
spécialistes. La chanson en témoigne :
« Elle vit sa vie par procuration – Devant son poste
de télévision » ...
Comme tout ce monde est attentionné :
Le Journaliste traduit l'actualité, pour ma gouverne. Le
Banquier protège et gère mes sous, dans mon
intérêt. Le Politique prévoit, parlemente,
organise, pèse sur tous les événements, pour mon
bien. Le Chercheur découvre; il invente des solutions à
des problèmes que je ne connais même pas, il sait, lui,
que c'est bon pour moi. L'Industriel fabrique des produits que je
n'aurais jamais pensé à demander, pour mon confort. Le
Commercial me vend des produits superflus, pour mon moral. ... Et
même le Saltimbanque se démène pour que je le bade,
mais c'est encore pour me distraire !
Pourtant, aucun de ces surdoués n'a un rapport particulier avec
moi ni ne le souhaite spontanément :
- Au mieux, chacun est persuadé que plus il excellera dans son
« art », plus il me rendra service,
indirectement. (De plus, je suis sans doute censée être
régulièrement transportée d'extase devant le
supplément d'honneur que leur excellence confère à
mon Pays.)
- Au pire, tout cela n'est qu'un lamentable quiproquo : - Je crois les
aider humblement à élever un monument commun d'harmonie
humaine, alors qu'ils me snobent; ils croient m'éblouir alors
que je ne comprends pas leurs motivations.
Il faudrait prendre au sérieux cette blague : « Mon
fils, tu m'as acheté une machine à laver pour
m'éviter d'aller au lavoir ; mais comment est-ce que je vais
faire maintenant pour connaître les nouvelles du
village ?»
Pour que les Français fortunés puissent un jour disposer
du télécran mural tri-dimensionnel, pour que la
médecine puisse cryogéniser un futur Président de
la République au soir de sa vénérable vie, afin
d'espérer pouvoir le ressusciter dans quelques siècles
... il faut renforcer les mécanismes du Secret professionnel, il
faut formater des armées d'étudiants, dûment
sélectionnés et calibrés, aux technologies les
plus en vue, il faut attirer les meilleurs cerveaux du monde entier,
quitte à évacuer nos loosers nationaux pour faire de la
place; il faut veiller à l'état de santé mentale
de chaque citoyen pour éviter que quiconque ne risque de
distiller du mauvais esprit. La très haute technologie
étant de plus en plus coûteuse, aucun défaut ne
pourra être toléré, aucune faiblesse, aucun
dérapage : il faudra verrouiller Internet contre tout piratage,
développer les nano-technologies, ou autres, et les coupler aux
avancées des sciences cognitives pour guider dans la bonne voie,
synapse par synapse, les pensées de chaque citoyen. Les esprits
chagrins devront tourner la page de leur sinistrose : on ne fait pas
d'omelette sans casser des œufs !
(Le moyen le plus efficace, le plus pernicieux mais le plus
irréprochable pour assainir la population étant bien
sûr de laisser crever tout doucettement, en les oubliant
discrètement, ceux qui n'auront pas su ou voulu rentrer ou
rester dans le bon moule. La délinquance, les
pollutions, les cancers, les zones à risques dans lesquelles
dégringolent les plus faibles élimineront naturellement
les canards boiteux ... ).
Avec cette stratégie volontariste, exigeant une saine
performance asservie par la rentabilité, alors, le mérite
sera pleinement valorisé et on atteindra ...
Le Meilleur des Mondes !
Bien entendu, on aurait pu penser comme ça avant Aldous Huxley
(ou encore, avant George Orwell et son « 1984 » )
Mais si on ne peux plus le faire aujourd'hui c'est parce que c'est pire
qu'interdit !
En effet, qui oserait se ridiculiser à jouer les Cassandre
à propos de thèmes parfaitement identifiés par la
Culture classique elle-même comme relevant de la science-fiction
? Et puis ce ne serait pas logique, car si les raisons de s'alarmer
étaient bien réelles, il faut voir que 1984 fait
largement partie du passé, donc la situation d'aujourd'hui, en
2006, serait devenue à ce point dégradée que plus
personne ne pourrait se risquer à la remettre en cause. La
preuve !
Vous me suivez ? ... Ce n'est pas grave.
( On a un excédent de bonnes volontés qui se proposent
dans tous les domaines, alors, forcément, ça fait des
chômeurs, des retraités, des paumés qui n'ont rien
à faire et qui s'occupent en écrivant n'importe quoi :
faut les comprendre, ils sont vexés de ne jamais être
invités aux soirées People ... )
Tout de même, la thèse de l'intelligence collective
'émergente' m'irait mieux que ces jeux de non-dits,
d'évitements et de hautes stratégies incohérentes.
Car enfin : l'intelligence érigée en
propriété privée, on vient de le voir, nous a fort
éloignés du « in te lego » ; qu'ai
je à faire d'une Intelligence qui sacrifie la majorité
des personnes en croyant éliminer nos faiblesses !
Quand un prix Nobel émet l'hypothèse que de nouvelles
formes de vie pourraient sans doute être créées
artificiellement à partir de nouveaux atomes, ne compte-t-il pas
sur le phénomène d'émergence ? Mais alors, cette
nouvelle forme de vie serait-elle une invention ?
Appartiendrait-elle à quelqu'un en particulier ? Ceux qui
permettraient les conditions de cette émergence
obtiendraient-ils des privilèges sur tous les fruits de cette
« invention ? » ou « découverte
? » ??
Qui plus est, si cette nouvelle forme de vie devenait Intelligente,
à qui appartiendrait cette Intelligence ?
Pourquoi se compliquer la vie à vouloir cultiver une
Intelligence indéfinissable, quand l'intelligence intelligible
à partir de l'étymologie (celle qui se préoccupe
de nos rapports avec nos voisins) peut nous venir d'elle-même en
cadeau : en émergeant, telle Vénus sortie des eaux, de
nos tracas quotidiens de bas étage.
Pour résumer, si je me comprends bien :
Pas de solutions sans problèmes ! ;
Pas d'élites sans manque de démocratie ?
prochain essai en vue :
"Jeu entre l'abstraction élucubrante et distancée qui
rassemble et la pétition de principe phagocyte qui
écarte"