L'excellence est-elle excellente pour la démocratie ?
L'appel à l'excellence est à la mode depuis quelque temps en France, dans les discours politiques.
Il est vrai que ceux qui sortent de l'ENA peuvent se targuer d'être estampillés 'excellents'. Ils peuvent se montrer en exemple, et laisser entendre que les trop fréquents soucis que peuvent rencontrer leurs administrés ne sont imputables qu'à des défauts individuels d'excellence. Pour faire bonne mesure, pourquoi ces demi-dieux ne vanteraient-ils pas aussi le mérite ? On les comprend.
Ceux qui n'ont pas atteint les plus hauts sommets sont donc priés de ne pas chercher à « refaire le monde » . Cette délicate mission est soumise à l'excellence de ceux qui ne voudraient pour rien au monde scier la plus haute branche sur laquelle ils sont assis. C'est dans l'ordre des choses.
Pourtant,
force est de remarquer qu'aucune population humaine n'est jamais
constituée d'une majorité d' excellents
élèves
!
Or,
quand on veut gouverner un peuple, il faut bien faire avec ce que
l'on a.
Les
deux citations suivantes illustreront le sens de cette
remarque-là
:
Dans l'Avare de
Molière, Valère répondait à
Harpagon :
« ... pour agir en habile homme, il faut parler de
faire bonne chère avec peu d'argent »
Dans le Cid de Pierre
Corneille, le Comte dit à Don Rodrigue :
« ... À vaincre sans péril, on
triomphe sans gloire. ...»
C'est
donc en ce sens que, se retrancher derrière la
nécessité
d'une course à l'excellence et au
mérite,
risquerait bien de ressembler à un lapsus. Cette apologie de
l'excellence pourrait faire soupçonner le
contraire de
la respectabilité dont elle entend s'envelopper –
et
dévoiler, au contraire, une indigence des
prétendants
au trône, en matière de stratégie politique
réaliste (ou
encore, en
matière de
charisme naturel !
).
Les esprits mal tournés vont considérer
:
- qu'en
stigmatisant la médiocrité de ses troupes, le
leader se défaussera de sa responsabilité et des
faiblesses de son propre gouvernement.
-
et que celui qui ne vise à gouverner qu'à la
tête
d'un peuple parfait, court plus après le confort des
honneurs
(volonté de surclasser des sous-semblables)
qu'après
le mérite d'un service dévoué
à des
semblables (reconnus comme tels dans tous les sens du terme)
Bien
sûr, on peut jouer d'une
imprécision rhétorique
qui laisse dans le flou les limites du partage entre l'excellence et
le rebut.
Mais cette imprécision est une arme à
double
tranchant. Côté pile, on
s'attire l'approbation
de tous les prétentieux, à quelque poste qu'ils
soient.
Côté face, on s'attire la
défiance de tous
les modestes, et la rancœur
de tous ceux
qui déplorent un manque de reconnaissance.
En
gros, alors qu'on se veut le champion d'une saine stimulation par
l'émulation et le dépassement de soi, on
a
toutes les chances d'exacerber en fait le sentiment d'exclusion et de
découragement de l'immense majorité
snobée.
( Par exemple : un seul de nos
candidats s'est-il intéressé, jusqu'à aujourd'hui
à cette proportion non négligeable des chômeurs
dipômés et expérimentés, qui
déclassés arbitrairement, ne correspondent pas vraiment
à la théorie ambiante d'un chômage dû au
manque d'instruction, de capacité intellectuelles, ... ou de
courage ! ... )
Mais
là n'est pas encore le défaut le plus grave de
ces
recentrages politiques sur l'appel à l'excellence
et à
la méritocratie.
Le problème majeur,
dans l'actuelle campagne présidentielle française,
est tout simplement celui du hors-sujet !
N'oublions
pas que les Français sont censés choisir un
Représentant du peuple, garant d'une République
démocratique. Or la démocratie n'est
pas
l'aristocratie !
Rappel pour les
mécréants ;)) =
définition trouvée
dans Wikipédia :
« Le
terme aristocratie (en grec : gouvernement des meilleurs)
désigne
:
une forme de gouvernement dans laquelle le
pouvoir est
officiellement détenu par une élite (parfois par
une
caste, une classe, une famille, voire quelques individus) ;
les membres de cette classe que ce soit les
nobles ou
tout autre forme d'élite, telle la nomenklatura.
l'aristocratie n'est cependant pas à confondre avec la noblesse. L'aristocratie est, en principes, fondée sur le mérite, la noblesse sur la naissance »
Attention à la réaction de l'immense majorité de celles et ceux, ni aigris, ni jaloux, ni prétentieux, qui ne cherchent qu'à participer à cette démocratie avec le plus de lucidité possible. Lucidité sur eux-mêmes, bien entendu. Mais aussi, pourquoi pas, lucidité sur tout ce qui concerne la chose publique, qui les concerne, et qu'ils ont le devoir (moral) d'essayer de comprendre.
Lorsqu'on
croit à la pertinence du postulat démocratique,
on fait
confiance à ses concitoyens pour comprendre,
évaluer et
traduire au niveau qui nous est intelligible, quel qu'il soit, les
argumentations détaillées
que nous
attendons de nos élites.
On ne craint pas alors d'être
mystifié par des démonstrations trop pointues :
on se
défiera plutôt de leur inexistence.
Peut-être que
« toute traduction est une
trahison », mais La
Bruyère nous a par contre assuré que
« Ce
qui se conçoit bien s'énonce clairement
... »
Alors, orateurs qui voulez nous séduire et rester
crédibles,
n'hésitez pas à nous éblouir par des
argumentations détaillées,
chiffrées,
savantes ...
Nous
finirons bien par nous en faire une opinion juste. Et nous saurons
tôt ou tard ce qu'il en est de votre excellence
ramenée
dans notre monde réel.
( Peut-être certaines
spéculations sont-elles peu compatibles avec l'exigence de
transparence que sous-tend cette attente du peuple.
Mais là
encore, les spéculations récemment
expérimentées
par nos responsables sont-elles vraiment des
réussites
?
N'avons-nous pas, même à petit niveau, une
mémoire, et des éléments objectifs et
très
concrets d'observation ? - Par
exemple : à combien s'élève la dette
de la
France ? )
Les Chinois ont expérimenté la « Révolution Culturelle » : voilà peut-être le genre de réaction que risquerait de susciter une crispation trop marquée autour de l'idée d'excellence ...
Un modèle bien connu (ou qui devrait l'être)
illustre
plutôt bien, il me semble, cette conviction qu'il n'est pas
de
savoir, aussi savant soit-il, qui ne soit accessible à la
conscience du peuple. Il s'agit du logiciel libre,
dit aussi
« logiciel open source ».
Peu de spécialistes sont capables de se pencher sérieusement sur les détails complexes de ces logiciels. Pourtant, c'est bien parce que ces détails sont accessibles à n'importe qui, que, dans les faits, les résultats universellement reconnus sont au rendez-vous !
Alors, chiche ? Les candidats à la présidentielle vont-ils accepter, sur ce modèle du logiciel libre, de mettre sur la table une argumentation détaillée de leurs propositions, chiffrages et spéculations ?
D'accord, cela pourrait bouleverser les habitudes nationales; cela risquerait aussi de contrarier la paresse intellectuelle de positions retranchées d'appartenances politiques plus claniques que réfléchies ... mais Beaumarchais ne disait-il pas :
« La
difficulté de réussir ne
fait qu’ajouter à la
nécessité d’entreprendre
».
?
Linux
est le fruit d'un travail d'équipe. Richard Stallman ou
Linus
Torvalds n'ont pas commis l'erreur de se présenter comme des
leaders ou comme des visionnaires, et beaucoup, comme moi, sont
convaincus de l'analyse de Eric Raymond, qui attribue à
l'immense majorité des utilisateurs et testeurs quasi
anonymes, le mérite et la clé de la
réussite des
projets collectifs qu'ils ont initiés.
Me ferais-je donc comprendre si je cite enfin cette remarque de Victor Hugo :