extrait
de "science et bon sens" de J. Robert Oppenheimer : ( Gallimard - 1955 )
présentation
de l'éditeur :
« Robert Oppenheimer était "le
père de la bombe atomique", mais c'est en même
temps lui qui a posé avec le plus d'acuité le
problème moral du savant dans le monde moderne. [...]
»
« Né en 1904, à New York, J.
Robert Oppenheimer ...
Dès l'âge de cinq ans, il
s'intéresse aux sciences, lorsque son grand-père
lui envoie d'Allemagne une collection d'échantillons
minéralogiques.
Brillantes études à Harvard,
à la fois classiques et scientifiques. A sa connaissance du
grec et du latin il a ajouté celle du sanscrit.
... Diplômé en 1925
à Harvard, il part poursuivre ses études
à Cambridge où il fait la connaissance de Niels
Bohr, P. A. M. Dirac, Max Born. ...
En 1934, il découvre "l'effet
Oppenheimer-Philips" ... Il étudiait alors le sanscrit et la
philosophie orientale sous la direction du professeur Arthur Ryder.
Sa femme était inscrite au parti communiste, lui ne le fut
jamais. ...
... Parmi les savants atomistes capables d'une telle
tâche, Roosevelt avait choisi celui qu'il savait le plus
éloigné de toute idée de domination
technocratique. Avec ce fidèle des mystiques indoues, aucun
risque de dictature des savants détenteurs de la bombe
n'était à craindre.
Il est généralement
considéré comme l'auteur de la bombe A, mais
celle-ci est, à vrai dire, une oeuvre collective.
En juin 1954, par une décision qui
scandalisa les savants américains, il fut
écarté de la recherche atomique militaire. Il
fut, presque aussitôt nommé par ses pairs
directeur de l'Institut "for Advanced Studies" de Princeton. Il a
été réhabilité
complètement en 1963.
»
extraits :
page 13 :
«
... Souvent, le simple fait que la science se sert du
vocabulaire de la vie et de la langue courante, est de nature
à induire en erreur plus qu'à
éclairer, et susceptible de nuire à la
compréhension plus que ne le ferait un jargon technique. Car
les mots dont elle use - relativité, atome, mutation,
action, par exemple - ont été affinés,
précisés, et, en définitive,
entièrement détournés de leur
sens.
Aussi est-il prudent de se demander s'il existe des rapports
directs et, dans l'affirmative, de quelle nature, entre les
vérités que la science découvre et les
conceptions générales des hommes : leur
métaphysique, c'est à dire leurs idées
du réel et du primordial; leur
épistémologie, c'est à dire leur
idée de la connaissance; leur éthique, c'est
à dire leur façon de penser, de parler, de juger
et d'agir dans les problèmes humains du vrai et du faux, du
bien et du mal.
Ces relations entre les découvertes scientifiques
et les idées générales sont, il faut
bien le dire, secrètes, intimes, et difficiles
à saisir.
» [...]
« Mais ces relations ne sont pas,
à mon sens, logiquement nécessaires.
C'est que la science est une activité, sinon
antimétaphysique, du moins étrangère
à la métaphysique. Elle postule le bon sens,
aussi bien que ce qui a été acquis dans les
sciences spécialisées. Et lorsqu'elle ajoute,
modifie ou bouleverse, c'est en acceptant les yeux fermés
une foule d'autres choses. Voilà pourquoi,
dût-elle irriter beaucoup de gens, ses assertions tendent
à éviter l'emploi de mots tels que
"réel" ou "final". Lorsque nous exposons la
vérité scientifique, les conditions
spéciales de sa découverte ne sont jamais
très éloignées de nos esprits, et
elles s'opposent, comme un bouclier protecteur, à son
acceptation illimitée et universelle.
» ...
page 18 :
« ... L'exemple des
progrès rapides des lumières peut amener
à conclure que la racine de tout mal est l'ignorance et que
l'ignorance peut être vaincue.
Tout cela s'est produit et se produira
certainement encore. Il s'ensuit que, si nous devons puiser des
encouragements dans l'influence bienfaisante que la science peut
exercer sur les idées courantes, ce doit être avec
modestie et sans perdre de vue un seul instant que ces rapports ne sont
pas inévitablement et inexorablement heureux.
»
...
page 16 :
« ...
Quels que soient ses travaux et même son domaine
d'étude, le savant peut s'apercevoir que sa recherche de la
vérité a pour base la communication avec des
personne étrangères, un accord sur les
résultats de l'observation et de l'expérience, et
l'adoption d'une langue commune pour parler des instruments, appareils,
objets et procédés employés par
lui-même et les autres. Il peut se rendre compte qu'il a
appris presque tout ce qu'il sait par les livres, les actes et les
paroles d'autres hommes.
S'il a tout cela présent à l'esprit et
s'il réfléchit, il hésitera
peut-être à penser que sa conscience seule est
réelle et que tout le reste n'est qu'illusion . Mais cette
opinion , elle non plus ne s'exorcise pas par la logique; de temps en
temps elle peut dominer son esprit.
Bien que toutes les disciplines fourmillent
d'exemples d'interrelation entre la loi générale
et les phénomènes variables, et que le
progrès ait beaucoup contribué à les
multiplier, la connaissance, la pratique et le goût de la
science n'attestent ni ne démentent que les
phénomènes changeants du monde concret sont une
illusion et que seules les idées immuables et permanentes
sont réelles.
» ...
page 25 :
« ... Il va sans dire que la plupart des
progrès scientifiques accomplis aux XVIIIe et XIXe
siècles allaient bientôt nuancer et compliquer le premier
tableau contrasté de la machine géante et du gouffre
immense qui la sépare de l'esprit investigateur qui l'a
étudiée et a analysé ses propriétés.
C'est le cas pour les énormes progrès de la statistique, qui finit par introduire l'ignorance humaine comme facteur explicite dans l'estimation du comportement des forces physiques. ....
»
page 104 :
« L'instabilité est la toile de fond
devant laquelle se joue le drame du progrès :
l'amélioration de l'homme, le développement de
ses connaissances, l'accroissement de sa puissance, sa
corruption et sa rédemption partielles. Nos
civilisations périssent; [...] .
Le temps
viendra où notre espèce aura disparu ; [...] .
Et cependant, qu'il soit agnostique, bouddhiste ou
chrétien, nul homme ne raisonne tout à fait
ainsi. Ses actes, ses pensées, ce qu'il voit du monde qui
l'entoure - la chute d'une feuille, la plaisanterie d'un enfant, le
lever de la lune - ne sont pas seulement des faits historiques, du
devenir et de l'évolution; ils participent
également du monde intemporel; ils participent de la
lumière de l'éternité.
Ces deux conceptions, celles de la
durée et de l'histoire, et celle de
l'éternité et de l'intemporalité, sont
deux aspects de l'effort de l'homme pour comprendre le monde
où il vit. Aucune d'elles n'est contenue dans l'autre et ne
lui est réductible. Elles sont, ainsi que l'on a appris
à dire en physique, complémentaires; elles sont
nécessaires l'une à l'autre, car aucune n'est
parfaite.
»
page 113-114 :
« ... La
théorie cinétique de la chaleur, que l'on nomme aussi
mécanique statistique, a été l'un des grands
triomphes de la science du XIXe siècle. C'est une
interprétatuion déduite d'un grand nombre de
propriétés et de tendances macroscopiques de la
matière : par exemple de l'égalisationde la
température des corps capables d'échanger de la chaleur,
de l'uniformité de la densité d'un gaz dans toutes les
parties d'un même récipient, de la dissipation du travail
lui-même en chaleur, et, d'une façon tout à fait
générale, de tous les processus irréversibles de la nature dans lesquels, si on les laisse se développer, l'entropie des systèmes croît et les formes deviennent plus semblables et moins différenciées.
»
page 116 :
« ... Il n'est pas
douteux que, si l'on tenait à la description
détaillée du mouvement des différentes
molécules, les notions de probabilité qui se
révèlent si essentielles pour l'intelligence de
l'irréversibilité des phénomènes physiques
dans la nature n'interviendraient jamais. On ne posséderait pas
les mêmes idées générales : on ne saurait
pas que dans le monde les variations ont lieu dans le sens du moins au plus probable, du plus au moins organisé,
parce que l'on ne parlerait que d'une multitude d'orbites, de
trajectoires et de collisions. Ce serait un vrai miracle si les
équations du mouvement qui, à tout déplacement
qu'elles autorisent, en permettent un autre exactement opposé,
nous entraînaient dans un monde où existe une tendance
irréversible, évidente et familière à la
variation en fonction du temps.
»
page 117 :
« ... Chaque science a son langage propre.
Mais il existe des dictionnaires pour traduire de l'un
à l'autre et ils montrent les progrès de l'intelligence
et de l'unité de la science prise dans son ensemble.
Il n'est pas toujours certain que ces dictionnaires soient complets,
mais, pour les correspondances entre la physique et la chimie, ils
semblent l'être. ...
»
page 120 - 121 :
« ... Bien mieux, la compréhension de la complémentarité de la vie consciente et de son interpétation physique
me paraît un élément permanent de l'intelligence
humaine et l'expression exacte des vieilles conceptions connues sous le
nom de parallélisme psycho-physique.
Car la vie consciente et ses relations avec la description du
monde physique offrent encore bien d'autres exemples. Il y a la
relation entre les faces intellectives et affectives de nos vies, entre
la connaissance ou l'analyse et l'émotion ou le sentiment. Il y
a la relation entre l'esthétique et l'héroïque,
entre le sentiment et l'obligation morale qui précède et
définit l'action; il ya aussi la relation classique entre
l'auto-analyse, la détermination de ses mobiles et de ses fins
personnels, et ce libre arbitre, cette liberté de
décision et d'action qui lui sont complémentaires.
Même si la description physico-chimique des
processus matériels correspondant à la conscience devait
être un jour possible, même si l'observation physiologique
ou psychologique devait permettre de prédire avec une assurance
pertinente notre comportement dans les moments de décision et de
menace, il est certain que ces analyses et ces connaissances seraient
aussi étrangères aux actes de décision et aux
expressions de la volonté que les trajectoires des
molécules à l'entropie d'un gaz.
Etre affecté par la crainte ou la gaieté,
être ému par la beauté, prendre un engagement ou
une détermination, comprendre quelque vérité :
autant de modes complémentaires de l'esprit humain. Tous sont partie intégrante de la vie spirituelle de l'homme. Aucun ne peut remplacer les autres, et lorsqu'on fait appel à l'un, les autres sont en sommeil.
»
page 125 :
« ... nous
avons par instants jeté ensemble un regard dans l'une des
pièces de la maison que l'on nomme la "science".
... »
page 127 :
« ... On entre
et on sort; le plus assidu lui-même n'est pas attaché
à ce grand monument.
Fait digne de remarque, il n'y a pas de serrures, pas de portes
closes; partout où on pénètre, on est reçu
avec des marques et habituellement des paroles de bienvenue. C'est un
édifice public ouvert à tout venant.
»
page 128 :
« ... Le
sentiment de la longueur de notre passé et de l'immensité
de notre cosmos nous suit jusque dans les circonstances simples de la
vie matérielle.
La physique du globe et la théorie de l'évolution
nous ont inculqué le sensde l'histoire, de la durée et du
changement.
Nous apprenons à concevoir que, de même que la
nature du monde et sa réalité, nous ne sommes pas
totalement figés à un moment silencieux et calme, mais en
transformation, avec des innovations, des modifications, de la
décrépitude et une croissance nouvelle. Nous avons
entrevu l'harmonie intérieure et la beauté des
étranges cultures primitives ; les modalités de notre
propre vie apparaissent ainsi sous un angle nouveau et nous
distinguons les accidents des nécessités
intrinsèques. Nous ne sommes pas moins patriotes, j'aime
à le croire, mais nous le sommes tout différemment en
aimant ce qui est à nous et en comprenant un peu l'amour des
autres pour leurs pays et leurs coutumes. Nous avons commencé
à discerner que ce n'est pas seulement dans sa vie rationnelle
que l'âme de l'homme est intelligible et que l'on peut
découvrir un ordre nouveau même dans ses actions et ses
sentiments en apparence les moins raisonnés.
»
page 130 :
« ... Il faut
en effet tenir compte, non seulement du système atomique
que l'on étudie, mais encore des moyens que l'on utilise pour
l'observer, et de leur aptitude à en définir et mesurer
certaines propriétés choisies. Tous ces modes
d'observation sont nécessaires à la connaissance
complète du monde atomique; tous sauf un sont exclus dans une
expérience réelle. Dans un exemple donné, il y a
une façon adéquate et logique de décrire
l'expérience, ce qu'elle implique, ce qu'elle prédit, et
par conséquent comment il faut traiter ses conséquences.
Mais tout exemple spécifique de ce genre exclut par son
existence même l'application d'autres idées, d'autres
modes de prédiction, d'autres conséquences. Nous disons
qu'ils sont complémentaires;
la théorie atomique consiste en partie dans l'exposé de
ces descriptions et dans l'intelligence des circonstances auxquelles
chacune s'applique.
Il en est de même pour la vie de l'individu. Il peut
avoir certaines capacités : il ne saurait les avoir toutes. Il
peut être érudit, poète, créateur dans une
ou plusieurs sciences, il ne sera pas toutes les sortes d'homme ou tous les genres de savant, et il aura de la chance s'il a quelque familiarité en dehors de la pièce où il travaille.
»
page 132-133 :
« ... Nous ne
pouvons absolument être en même temps observateurs et
acteurs dans un cas déterminé, ou nous jouerons mal l'un
de ces rôles; et pourtant nous savons que notre vie réunit
ces deux aspects, qu'elle est libre et inévitable,
création et discipline, acceptation et effort.
Aucune règle écrite ne nous lie à eux, mais
nous savons que renier l'un ou l'autre, considérer l'un comme
total et absolu et l'autre comme dérivé et secondaire ne
peut conduire qu'à la folie et à la mort de l'esprit.
C'est ce que nous reconnaissons dans la vie courante. Nous nous parlons
les uns aux autres; nous philosophons; nous admirons les grands hommes
et leurs moments de grandeur; nous lisons, nous étudions; nous
apprécions et aimons dans une action donnée l'heureuse
union de qualités généralement incompatibles. Dans
toutes ces activités, nous apprenons à utiliser une
partie raisonnable du registre complet des ressources humaines.
Nous sommes bien sûr, une foule ignorante; le meilleur
d'entre nous ne sait bien faire qu'un très petit nombre de
choses, et le savoir d'un individu n'embrasse qu'une infime partie des
faits connus, dans l'histoire comme dans la science.
Le grand changement dû à celle-ci est la
rapidité de l'évolution, sa plus grande
révélation, l'étendue de la nouveauté. Sauf à de rares époques de grande calamité, les civilisations n'ont jamais connu un bouleversement aussi brusque des conditions de leur existence,
une floraison aussi rapide de tant de disciplines variées, des
changements aussi marqués dans les idées que nous nous
faisons du monde et de nos semblables.
»
page 134 :
« ... Nous ne
sommes plus tentés aujourd'hui de rechercher les clés de
la totalité des connaissanceset de l'expérience de
l'homme. Nous savons que nous sommes ignorants; tout nous l'apprend, et
nous sommes d'autant plus à même d'apprécier la
pleine mesure de notre ignorance infuse que nous possédons une
connaissance plus sûre et plus profondede notre
spécialité. Nous savons que nos limites sont dans la nature des choses, acceptées,
il est vrai, et exagérées par cette paresse et cette
suffisance sans lesquelles nous ne serions pas des hommes.
Mais la connaissance repose sur la connaissance;
l'intérêt de la nouveauté provient de ce qu'elle
s'écarte légèrement de l'acquis antérieur;
notre monde est entouré de terres vierges, le plus actif des
acteurs ou des observateurs ne peut se tenir sur la frontière
qu'une faible partie du temps.
»
page 136 :
« ... Il y a un reflet de l'idéal de fraternité entre tous les humains,
vicieux et vertueux, misérables et fortunés, dans des
sociétés qui ne sont ni exemplaires ni universelles, mais
imparfaites, éphémères, aussi différentes
de l'idéal auquel elles font cependant songer que les
spécialités ramifiées d'aujourd'hui le sont de la
science unitaire et encyclopédique dont rêvait le XVIIIe
siècle.
L'expérience nous a montré combien une
association, fût-elle occasionnelle et limitée, surpasse
l'individu en connaissances, en intelligence, en humanité et en
puissance. Chacun de nous a brisé le cercle de fer de ses
déceptions grâce à un ami, à un livre, ou en
conjuguant le peu qu'il sait avec le savoir des autres. Il a
demandé et reçu de l'aide et en a offert dans la mesure
de ses moyens. Il sait quelle indépendance quasi
miraculeuse éprouvent de la puissance de leur effort commun les
hommes liés ensemble dans un but défini. ....
»
page 137 :
« ... Les sociétés dont nous
avons parlé sont mouvantes; certaines ont duré lorsque
les circonstances s'y prêtaient, comme les partis politiques et
différents syndicats, d'autres sont
éphémères et brillantes, n'embrassent dans leur
durée qu'un moment de l'existence de leurs membres; dans notre
monde tout au moins, elles sont ramifiées et improvisées,
elles vivent et meurent, croissent et déclinent presque comme une forme de vie.
»
page 138 :
« ... Si,
comme je le crois, on s'abuse aujourd'hui, c'est en espérant
trop de connaissances de l'individu et trop de synthèse de la
société.
On a tendance à imaginer que les sociétés, aussi
bien que l'humanité tout entière, sont composées
d'individus, comme un atome de ses constituants. On pense de même
que les lois générales et les grandes idées sont
formées des exemples qui les illustrent et dont nous les avons
déduites.
Or, c'est bien autre chose. L'événement
isolé, l'acte, va bien au-delà de la loi
générale. C'est en quelque sorte la rencontre d'un grand
nombre de celles-ci, et qui les accorde en un unique exemple comme
elles ne peuvent l'être sur le plan général.
Nous-mêmes ne sommes pas seulement les constituants de nos
sociétés, mais leur intersection, et nous créons
entre elles une harmonie qui n'existe qu'autant que les individus
peuvent l'engendrer et la révéler. Nos pensées,
nos actions, nos jugements du beau, du juste et de l'injuste, doivent
tant à nos semblables que si nous éliminions tout cela le
reste ne serait ni reconnaissable ni humain. Nous sommes des hommes
parce que nous sommes membres de sociétés, mais pas
uniquement en cette qualité; d'autre part, vouloir comprendre
l'humanité simplement en partant de l'individu donnerait un
résultat aussi peu vraissemblable que de vouloir
considérer les lois générales comme un
résumé de cas particuliers. Ce sont, au vrai, deux
conceptions complémentaires, qui ne sont pas plus
réductibles l'une à l'autre que l'électron
considéré comme une onde à l'électron
considéré comme un corpuscule.
»
page 140 :
« ... s'il est probable
que nous savons peu, nous pouvons, du moins, acquérir n'importe
quelle connaissance humaine, et même, avec de la chance et un
travail forcené, trouver des choses inconnues jusqu'alors. Cette
possibilité, qui est nouvelle pour l'être humain en
général, représente aujourd'hui une haute et
précise espérance, [ ... ] C'est une des manifestations de notre foi dans l'égalité, qu'il serait peut-être plus exact d'appeler la confiance en la diversité et l'inégalité infinies qui président à la répartition du savoir, des connaissances, des talents et des capacités.
Ce libre accès à la science, ces
portes ouvertes et ces gestes de bienvenue sont des marques d'une
liberté non moins essentielle que les autres, celle de
résoudre les différends par la confrontation des
idées, et, si celle-ci n'aboutit pas à l'union, de se
résigner à la diversité par la tolérance.
Cette faculté ne paraît guère compatible avec
la tyrannie politique moderne. La multiplicité des
sociétés, la libre association pour la discussion ou pour
un objet commun, sont fécondes. Leur absence appauvrirait
l'être humain et une face de la vie, ni plus ni moins essentielle
que son côté individuel, ferait défaut.
[...] Mais ériger en dogme que toutes les
sociétés ne font qu'une; qu'il n'existe qu'une
vérité; que chaque expérience est compatible avec
toutes les autres; que l'on peut tout savoir et que toute
virtualité peut se réaliser est une entreprise qui ne
peut sans doute que mal finir. Ce n'est pas là la
destinée de l'homme; ce n'est pas sa voie; le contraindre
à la suivre le fait moins ressembler à l'image divine de
l'omniscient et du tout-puissant qu'au malheureux captif
enchaîné d'un monde agonisant. C'est la
société ouverte à tous, l'accès
illimité à la connaissance, l'association non
concertée et libre en vue de son progrès qui peuvent
faire un monde technique, vaste, complexe, toujours croissant, toujours
changeant, toujours plus spécialisé et compétent et néanmoins social.
Il en est de même pour l'unitéde la science,
qui réside beaucoup plus dans le fait de se consacrer à
des tâches semblables que dans une compréhension totale
commune. Cette expression encourageante, "l'unité de la
science", semble souvent évoquer une image entièrement
fausse, celle de quelques vérités fondamentales, de
quelques techniques, méthodes et idées critiques,
d'où dérivent toutes les découvertes et
l'intelligence de la science, d'une sorte de centre dont l'accès
expliquera atomes et galaxies, gènes et organes des sens. Or,
l'unité de la science repose bien plutôt sur le genre de
société que j'ai décrit. Toutes ses parties sont
offertes à tous et ce n'est pas une invitation de pure forme.
Son histoire abonde en exemples de rapprochements fructueux de deux
ensembles de techniques ou d'idées mis au point dans des
contextes séparés, pour la recherche d'une
vérité nouvelle. Les sciences se fécondent l'une l'autre, elles se développent par le contact et l'initiative commune.
Il s'ensuit encore une fois que le savant peut avoir profit
à se documenter sur une autre spécialité que la
sienne mais non qu'il est tenu de les étudier toutes.
L'unité est ainsi virtuelle, c'est celle des choses qui,
rapprochées, pourraient s'éclairer l'une l'autre. Elle
n'est ni globale, ni totale, ni hiérarchique.
»
page 143 :
« ... Nous ne sommes rien sans le travail de nos prédécesseurs, de nos maîtres, de nos contemporains.
Même lorsque, dans la mesure de nos capacités et de notre
talent, nous créons une nouvelle conception et un nouvel ordre,
nous ne sommes encore rien sans les autres. Et, cependant, nous sommes
plus que cela.
Il existe une dualité analogue dans nos relations
avec la société en général. Pour elle,
notre travail signifie mille choses : du plaisir, nous
l'espérons, pour ceux qui le suivent; l'instruction pour ceux
qui peut-être en ont besoin; mais aussi, et sous un angle
beaucoup plus large, une puissance commune, le pouvoir de
réaliser ce qui ne pouvait l'être sans la science. Il veut
dire guérison de la maladie, soulagement de la souffrance,
allégement de la peine des hommes et élargissement
des étroites de l'expérience, des communications, de
l'instruction.
»
page 144 :
« ... La
destruction toujours plus experte de l'esprit humain par la puissance
de la police, plus perverse, sinon plus affreuse que les ravages dus
à la nature elle-même, est un autre de ces pouvoirs qu'il
vaudrait mieux n'avoir jamais à utiliser.
Nous estimons logique et juste que la protection
accordée à la science par la société soit
en grande partie fondée sur l'accroissement de puissance que
donne le savoir. Si nous désirons que la puissance ainsi
accordée et ainsi obtenue soit utilisée avec sagesse et
amour de l'humanité, c'est un souci que nous partageons avec
presque tous les autres hommes. Mais nous savons aussi pour quelle part
infime les connaissances nouvelles qui ont changé la face du
monde, qui ont transformé - et transformeront
nécessairement toujours et plus profondément - les
conceptions de l'univers résultent de la recherche de fins
pratiques ou du désir d'exercer la puissance
conférée par la science. Presque
tous, lorsque nous étions libres de suivre nos penchants,
c'était la beauté du monde de la nature et
l'étrange et irrésistible harmonie de son ordre qui nous
soutenait, nous inspirait et nous guidait. Cela aussi est normal.
Et si la société assure et exerce son encouragement
en laissant à ces stimulants leur puissance et leur
sûreté, le progrès de la science ne
s'arrêtera jamais tant qu'il y aura des hommes.
Nous savons que notre travail est réellement un instrument et une fin. Une grande découverte est une oeuvre d'art,
et nous croyons d'une foi impérieuse et inébranlable que
la science est bonne en soi. Elle est aussi un instrument pour nos
successeurs qui l'utiliseront à d'autres recherches plus
profondes; un instrument pour la technique, pour les arts pratiques et
les affaires humaines. Il en est de même pour nous, comme savants
et comme individus. Nous sommes à la fois instrument et fin,
inventeurs et professeurs, acteurs et observateurs. Nous comprenons, et
nous espérons que les autres comprennent, qu'à cet
égard il existe une similitude entre la science, les
connaissances spéciales et générales que notre
objet est de découvrir, et la société humaine.
Comme les autres hommes, nous apportons un peu de lumière dans
les vastes et infinies ténèbres de l'existence humaine et
de l'univers. Pour nous comme pour eux tous, changement et
éternité, spécialisation et
généralisation, instrument et but final,
société et individu, complémentaires l'un de
l'autre, exigent et délimitent notre engagement et notre
liberté.
»
voir aussi cet 'Appendice' au sujet des "associations dans la vie civile"