site de l'association GONIC extrait de "science et bon sens"  de J. Robert Oppenheimer :  ( Gallimard - 1955 )
  présentation de l'éditeur :
  « Robert Oppenheimer était "le père de la bombe atomique", mais c'est en même temps lui qui a posé avec le plus d'acuité le problème moral du savant dans le monde moderne. [...]
»
  « Né en 1904, à New York, J. Robert Oppenheimer ...
   Dès l'âge de cinq ans, il s'intéresse aux sciences, lorsque son grand-père lui envoie d'Allemagne une collection d'échantillons minéralogiques.
 Brillantes études à Harvard, à la fois classiques et scientifiques. A sa connaissance du grec et du latin il a ajouté celle du sanscrit.
   ... Diplômé en 1925 à Harvard, il part poursuivre ses études à Cambridge où il fait la connaissance de Niels Bohr, P. A. M. Dirac, Max Born.  ...
  En 1934, il découvre "l'effet Oppenheimer-Philips" ... Il étudiait alors le sanscrit et la philosophie orientale sous la direction du professeur Arthur Ryder.
Sa femme était inscrite au parti communiste, lui ne le fut jamais. ...
  ... Parmi les savants atomistes capables d'une telle tâche, Roosevelt avait choisi celui qu'il savait le plus éloigné de toute idée de domination technocratique. Avec ce fidèle des mystiques indoues, aucun risque de dictature des savants détenteurs de la bombe n'était à craindre.
   Il est généralement considéré comme l'auteur de la bombe A, mais celle-ci est, à vrai dire, une oeuvre collective.
   En juin 1954, par une décision qui scandalisa les savants américains, il fut écarté de la recherche atomique militaire. Il fut, presque aussitôt nommé par ses pairs directeur de l'Institut "for Advanced Studies" de Princeton. Il a été réhabilité complètement en 1963.
»


extraits :

page 13 : 
«   ...  Souvent, le simple fait que la science se sert du vocabulaire de la vie et de la langue courante, est de nature à induire en erreur plus qu'à éclairer, et susceptible de nuire à la compréhension plus que ne le ferait un jargon technique. Car les mots dont elle use - relativité, atome, mutation, action, par exemple - ont été affinés, précisés, et, en définitive, entièrement détournés de leur sens. 
  Aussi est-il prudent de se demander s'il existe des rapports directs et, dans l'affirmative,  de quelle nature, entre les vérités que la science découvre et les conceptions générales des hommes : leur métaphysique, c'est à dire leurs idées du réel et du primordial; leur épistémologie, c'est à dire leur idée de la connaissance; leur éthique, c'est à dire leur façon de penser, de parler, de juger et d'agir dans les problèmes humains du vrai et du faux, du bien et du mal.
  Ces relations entre les découvertes scientifiques et les idées générales sont, il faut bien le dire, secrètes, intimes,  et difficiles à saisir.
 »  [...]
«  Mais ces relations ne sont pas, à mon sens, logiquement  nécessaires.
  C'est que la science est une activité, sinon antimétaphysique, du moins étrangère à la métaphysique. Elle postule le bon sens, aussi bien que ce qui a été acquis dans les sciences spécialisées. Et lorsqu'elle ajoute, modifie ou bouleverse, c'est en acceptant les yeux fermés une foule d'autres choses. Voilà pourquoi, dût-elle irriter beaucoup de gens, ses assertions tendent à éviter l'emploi de mots tels que "réel" ou "final". Lorsque nous exposons la vérité scientifique, les conditions spéciales de sa découverte ne sont jamais très éloignées de nos esprits, et elles s'opposent, comme un bouclier protecteur, à son acceptation illimitée et universelle.
 »  ...



page 18 :  
 «  ... L'exemple des progrès rapides des lumières peut amener à conclure que la racine de tout mal est l'ignorance et que l'ignorance peut être vaincue. 
    Tout cela s'est produit et se produira certainement encore. Il s'ensuit que, si nous devons puiser des encouragements dans l'influence bienfaisante que la science peut exercer sur les idées courantes, ce doit être avec modestie et sans perdre de vue un seul instant que ces rapports ne sont pas inévitablement et inexorablement heureux.
»
 ...





page 16 : 
 «  ...
  Quels que soient ses travaux et même son domaine d'étude, le savant peut s'apercevoir que sa recherche de la vérité a pour base la communication avec des personne étrangères, un accord sur les résultats de l'observation et de l'expérience, et l'adoption d'une langue commune pour parler des instruments, appareils, objets et procédés employés par lui-même et les autres. Il peut se rendre compte qu'il a appris presque tout ce qu'il sait par les livres, les actes et les paroles d'autres hommes.  
 S'il a tout cela présent à l'esprit et s'il réfléchit, il hésitera peut-être à penser que sa conscience seule est réelle et que tout le reste n'est qu'illusion . Mais cette opinion , elle non plus ne s'exorcise pas par la logique; de temps en temps elle peut dominer son esprit.
   Bien que toutes les disciplines fourmillent d'exemples d'interrelation entre la loi générale et les phénomènes variables, et que le progrès ait beaucoup contribué à les multiplier, la connaissance, la pratique et le goût de la science n'attestent ni ne démentent que les phénomènes changeants du monde concret sont une illusion et que seules les idées immuables et permanentes sont réelles.
 »  ...


page 25 :
 «  ... Il va sans dire que la plupart des progrès scientifiques accomplis aux XVIIIe et XIXe siècles allaient bientôt nuancer et compliquer le premier tableau contrasté de la machine géante et du gouffre immense qui la sépare de l'esprit investigateur qui l'a étudiée et a analysé ses propriétés. C'est le cas pour les énormes progrès de la statistique, qui finit par introduire l'ignorance humaine comme facteur explicite dans l'estimation du comportement des forces physiques. ....
 »


page 104 :

  «   L'instabilité est la toile de fond devant laquelle se joue le drame du progrès : l'amélioration de l'homme, le développement de ses connaissances, l'accroissement  de sa puissance, sa corruption et sa rédemption partielles.  Nos civilisations périssent;   [...]  . Le temps viendra  où notre espèce aura disparu ; [...]  .
 
Et cependant, qu'il soit agnostique, bouddhiste ou chrétien, nul homme ne raisonne tout à fait ainsi. Ses actes, ses pensées, ce qu'il voit du monde qui l'entoure - la chute d'une feuille, la plaisanterie d'un enfant, le lever de la lune - ne sont pas seulement des faits historiques, du devenir et de l'évolution; ils participent également du monde intemporel; ils participent de la lumière de l'éternité.

   Ces deux  conceptions, celles de la durée et de l'histoire, et celle de l'éternité et de l'intemporalité, sont deux aspects de l'effort de l'homme pour comprendre le monde où il vit. Aucune d'elles n'est contenue dans l'autre et ne lui est réductible. Elles sont, ainsi que l'on a appris à dire en physique, complémentaires; elles sont nécessaires l'une à l'autre, car aucune n'est parfaite.
 »


page 113-114 :
 «  ...  La théorie cinétique de la chaleur, que l'on nomme aussi mécanique statistique, a été l'un des grands triomphes de la science du XIXe siècle. C'est une interprétatuion déduite d'un grand nombre de propriétés et de tendances macroscopiques de la matière : par exemple de l'égalisationde la température des corps capables d'échanger de la chaleur, de l'uniformité de la densité d'un gaz dans toutes les parties d'un même récipient, de la dissipation du travail lui-même en chaleur, et, d'une façon tout à fait générale, de tous les processus irréversibles de la nature dans lesquels, si on les laisse se développer, l'entropie des systèmes croît et les formes deviennent plus semblables et moins différenciées.
 »


page 116 :
 «  ... Il n'est pas douteux que, si l'on tenait à la description détaillée du mouvement des différentes molécules, les notions de probabilité qui se révèlent si essentielles pour l'intelligence de l'irréversibilité des phénomènes physiques dans la nature n'interviendraient jamais. On ne posséderait pas les mêmes idées générales : on ne saurait pas que dans le monde les variations ont lieu dans le sens du moins au plus probable, du plus au moins organisé, parce que l'on ne parlerait que d'une multitude d'orbites, de trajectoires et de collisions. Ce serait un vrai miracle si les équations du mouvement qui, à tout déplacement qu'elles autorisent, en permettent un autre exactement opposé, nous entraînaient dans un monde où existe une tendance irréversible, évidente et familière à la variation en fonction du temps.
 »

page 117 :
 «  ... Chaque science a son langage propre.
   Mais il existe des dictionnaires pour traduire de l'un à l'autre et ils montrent les progrès de l'intelligence et de l'unité de la science prise dans son ensemble.
Il n'est pas toujours certain que ces dictionnaires soient complets, mais, pour les correspondances entre la physique et la chimie, ils semblent l'être. ...
 »

page 120 - 121 :
 «  ... Bien mieux, la compréhension de la complémentarité de la vie consciente et de son interpétation physique me paraît un élément permanent de l'intelligence humaine et l'expression exacte des vieilles conceptions connues sous le nom de parallélisme psycho-physique.
  Car la vie consciente et ses relations avec la description du monde physique offrent encore bien d'autres exemples. Il y a la relation entre les faces intellectives et affectives de nos vies, entre la connaissance ou l'analyse et l'émotion ou le sentiment. Il y a la relation entre l'esthétique et l'héroïque, entre le sentiment et l'obligation morale qui précède et définit l'action; il ya aussi la relation classique entre l'auto-analyse, la détermination de ses mobiles et de ses fins personnels, et ce libre arbitre, cette liberté de décision et d'action qui lui sont complémentaires.
   Même si la description physico-chimique des processus matériels correspondant à la conscience devait être un jour possible, même si l'observation physiologique ou psychologique devait permettre de prédire avec une assurance pertinente notre comportement dans les moments de décision et de menace, il est certain que ces analyses et ces connaissances seraient aussi étrangères aux actes de décision et aux expressions de la volonté que les trajectoires des molécules à l'entropie d'un gaz.
  Etre affecté par la crainte ou la gaieté, être ému par la beauté, prendre un engagement ou une détermination, comprendre quelque vérité : autant de modes complémentaires de l'esprit humain. Tous sont partie intégrante de la vie spirituelle de l'homme. Aucun ne peut remplacer les autres, et lorsqu'on fait appel à l'un, les autres sont en sommeil.
 »

page 125 :
 «  ...  nous avons par instants jeté ensemble un regard dans l'une des pièces de la maison que l'on nomme la "science".  ... »
page 127 :
 «  ...  On entre et on sort; le plus assidu lui-même n'est pas attaché à ce grand monument.
  Fait digne de remarque, il n'y a pas de serrures, pas de portes closes; partout où on pénètre, on est reçu avec des marques et habituellement des paroles de bienvenue. C'est un édifice public ouvert à tout venant.
 »

page 128 :
 «  ...  Le sentiment de la longueur de notre passé et de l'immensité de notre cosmos nous suit jusque dans les circonstances simples de la vie matérielle.
 La physique du globe et la théorie de l'évolution nous ont inculqué le sensde l'histoire, de la durée et du changement.  
 Nous apprenons à concevoir que, de même que la nature du monde et sa réalité, nous ne sommes pas totalement figés à un moment silencieux et calme, mais en transformation, avec des innovations, des modifications, de la décrépitude et une croissance nouvelle. Nous avons entrevu l'harmonie intérieure et la beauté des étranges cultures primitives ; les modalités de notre propre vie apparaissent ainsi sous un  angle nouveau et nous distinguons les accidents des nécessités intrinsèques.  Nous ne sommes pas moins patriotes, j'aime à le croire, mais nous le sommes tout différemment en aimant ce qui est à nous et en comprenant un peu l'amour des autres pour leurs pays et leurs coutumes. Nous avons commencé à discerner que ce n'est pas seulement dans sa vie rationnelle que l'âme de l'homme est intelligible et que l'on peut découvrir un ordre nouveau même dans ses actions et ses sentiments en apparence les moins raisonnés.
 »

page 130 :
 «  ...  Il faut en effet tenir compte, non seulement du système atomique que l'on étudie, mais encore des moyens que l'on utilise pour l'observer, et de leur aptitude à en définir et mesurer certaines propriétés choisies. Tous ces modes d'observation sont nécessaires à la connaissance complète du monde atomique; tous sauf un sont exclus dans une expérience réelle. Dans un exemple donné, il y a une façon adéquate et logique de décrire l'expérience, ce qu'elle implique, ce qu'elle prédit, et par conséquent comment il faut traiter ses conséquences. Mais tout exemple spécifique de ce genre exclut par son existence même l'application d'autres idées, d'autres modes de prédiction, d'autres conséquences. Nous disons qu'ils sont complémentaires; la théorie atomique consiste en partie dans l'exposé de ces descriptions et dans l'intelligence des circonstances auxquelles chacune s'applique.
   Il en est de même pour la vie de l'individu. Il peut avoir certaines capacités : il ne saurait les avoir toutes. Il peut être érudit, poète, créateur dans une ou plusieurs sciences, il ne sera pas toutes les sortes d'homme ou tous les genres de savant, et il aura de la chance s'il a quelque familiarité en dehors de la pièce où il travaille.
 »

page 132-133 :
 «  ... Nous ne pouvons absolument être en même temps observateurs et acteurs dans un cas déterminé, ou nous jouerons mal l'un de ces rôles; et pourtant nous savons que notre vie réunit ces deux aspects, qu'elle est libre et inévitable, création et discipline, acceptation et effort.
  Aucune règle écrite ne nous lie à eux, mais nous savons que renier l'un ou l'autre, considérer l'un comme total et absolu et l'autre comme dérivé et secondaire ne peut conduire qu'à la folie et à la mort de l'esprit. C'est ce que nous reconnaissons dans la vie courante. Nous nous parlons les uns aux autres; nous philosophons; nous admirons les grands hommes et leurs moments de grandeur; nous lisons, nous étudions; nous apprécions et aimons dans une action donnée l'heureuse union de qualités généralement incompatibles. Dans toutes ces activités, nous apprenons à utiliser une partie raisonnable du registre complet des ressources humaines.
  Nous sommes bien sûr, une foule ignorante; le meilleur d'entre nous ne sait bien faire qu'un très petit nombre de choses, et le savoir d'un individu n'embrasse qu'une infime partie des faits connus, dans l'histoire comme dans la science.
   Le grand changement dû à celle-ci est la rapidité de l'évolution, sa plus grande révélation, l'étendue de la nouveauté. Sauf à de rares époques de grande calamité, les civilisations n'ont jamais connu un bouleversement aussi brusque des conditions de leur existence, une floraison aussi rapide de tant de disciplines variées, des changements aussi marqués dans les idées que nous nous faisons du monde et de nos semblables.
 »

page 134 :
 «  ...  Nous ne sommes plus tentés aujourd'hui de rechercher les clés de la totalité des connaissanceset de l'expérience de l'homme. Nous savons que nous sommes ignorants; tout nous l'apprend, et nous sommes d'autant plus à même d'apprécier la pleine mesure de notre ignorance infuse que nous possédons une connaissance plus sûre et plus profondede notre spécialité. Nous savons que nos limites sont dans la nature des choses, acceptées, il est vrai, et exagérées par cette paresse et cette suffisance sans lesquelles nous ne serions pas des hommes.
   Mais la connaissance repose sur la connaissance; l'intérêt de la nouveauté provient de ce qu'elle s'écarte légèrement de l'acquis antérieur; notre monde est entouré de terres vierges, le plus actif des acteurs ou des observateurs ne peut se tenir sur la frontière qu'une faible partie du temps.
 »

page 136 :
 «  ... Il y a un reflet de l'idéal de fraternité entre tous les humains, vicieux et vertueux, misérables et fortunés, dans des sociétés qui ne sont ni exemplaires ni universelles, mais imparfaites, éphémères, aussi différentes de l'idéal auquel elles font cependant songer que les spécialités ramifiées d'aujourd'hui le sont de la science unitaire et encyclopédique dont rêvait le XVIIIe siècle.
   L'expérience nous a montré combien une association, fût-elle occasionnelle et limitée, surpasse l'individu en connaissances, en intelligence, en humanité et en puissance. Chacun de nous a brisé le cercle de fer de ses déceptions grâce à un ami, à un livre, ou en conjuguant le peu qu'il sait avec le savoir des autres. Il a demandé et reçu de l'aide et en a offert dans la mesure de ses moyens.  Il sait quelle indépendance quasi miraculeuse éprouvent de la puissance de leur effort commun les hommes liés ensemble dans un but défini. ....
 »

page 137 :
 «  ...  Les sociétés dont nous avons parlé sont mouvantes; certaines ont duré lorsque les circonstances s'y prêtaient, comme les partis politiques et différents syndicats, d'autres sont éphémères et brillantes, n'embrassent dans leur durée qu'un moment de l'existence de leurs membres; dans notre monde tout au moins, elles sont ramifiées et improvisées, elles vivent et meurent, croissent et déclinent presque comme une forme de vie.
 »

page 138 :
 «  ...  Si, comme je le crois, on s'abuse aujourd'hui, c'est en espérant trop de connaissances de l'individu et trop de synthèse de la société.
On a tendance à imaginer que les sociétés, aussi bien que l'humanité tout entière, sont composées d'individus, comme un atome de ses constituants. On pense de même que les lois générales et les grandes idées sont formées des exemples qui les illustrent et dont nous les avons déduites.
   Or, c'est bien autre chose. L'événement isolé, l'acte, va bien au-delà de la loi générale. C'est en quelque sorte la rencontre d'un grand nombre de celles-ci, et qui les accorde en un unique exemple comme elles ne peuvent l'être sur le plan général. Nous-mêmes ne sommes pas seulement les constituants de nos sociétés, mais leur intersection, et nous créons entre elles une harmonie qui n'existe qu'autant que les individus peuvent l'engendrer et la révéler. Nos pensées, nos actions, nos jugements du beau, du juste et de l'injuste, doivent tant à nos semblables que si nous éliminions tout cela le reste ne serait ni reconnaissable ni humain. Nous sommes des hommes parce que nous sommes membres de sociétés, mais pas uniquement en cette qualité; d'autre part, vouloir comprendre l'humanité simplement en partant de l'individu donnerait un résultat aussi peu vraissemblable que de vouloir considérer les lois générales comme un résumé de cas particuliers.  Ce sont, au vrai, deux conceptions complémentaires, qui ne sont pas plus réductibles l'une à l'autre que l'électron considéré comme une onde à l'électron considéré comme un corpuscule.
 »

page 140 :
 « ... s'il est probable que nous savons peu, nous pouvons, du moins, acquérir n'importe quelle connaissance humaine, et même, avec de la chance et un travail forcené, trouver des choses inconnues jusqu'alors. Cette possibilité, qui est nouvelle pour l'être humain en général, représente aujourd'hui une haute et précise espérance, [ ... ]  C'est une des manifestations de notre foi dans l'égalité, qu'il serait peut-être plus exact d'appeler la confiance en la diversité et l'inégalité infinies qui président à la répartition du savoir, des connaissances, des talents et des capacités.
    Ce libre accès à la science,  ces portes ouvertes et ces gestes de bienvenue sont des marques d'une liberté non moins essentielle que les autres, celle de résoudre les différends par la confrontation des idées, et, si celle-ci n'aboutit pas à l'union, de se résigner à la diversité par la tolérance.
 Cette faculté ne paraît guère compatible avec la tyrannie politique moderne. La multiplicité des sociétés, la libre association pour la discussion ou pour un objet commun, sont fécondes. Leur absence appauvrirait l'être humain et une face de la vie, ni plus ni moins essentielle que son côté individuel, ferait défaut.
[...]  Mais ériger en dogme que toutes les sociétés ne font qu'une; qu'il n'existe qu'une vérité; que chaque expérience est compatible avec toutes les autres; que l'on peut tout savoir et que toute virtualité peut se réaliser est une entreprise qui ne peut sans doute que mal finir.  Ce n'est pas là la destinée de l'homme; ce n'est pas sa voie; le contraindre à la suivre le fait moins ressembler à l'image divine de l'omniscient et du tout-puissant qu'au malheureux captif enchaîné d'un monde agonisant.  C'est la société ouverte à tous, l'accès illimité à la connaissance, l'association non concertée et libre en vue de son progrès qui peuvent faire un monde technique, vaste, complexe, toujours croissant, toujours changeant, toujours plus spécialisé et compétent et néanmoins social.

   Il en est de même pour l'unitéde la science, qui réside beaucoup plus dans le fait de se consacrer à des tâches semblables que dans une compréhension totale commune.  Cette expression encourageante, "l'unité de la science", semble souvent évoquer une image entièrement fausse, celle de quelques vérités fondamentales, de quelques techniques, méthodes et idées critiques, d'où dérivent toutes les découvertes et l'intelligence de la science, d'une sorte de centre dont l'accès expliquera atomes et galaxies, gènes et organes des sens. Or, l'unité de la science repose bien plutôt sur le genre de société que j'ai décrit. Toutes ses parties sont offertes à tous et ce n'est pas une invitation de pure forme. Son histoire abonde en exemples de rapprochements fructueux de deux ensembles de techniques ou d'idées mis au point dans des contextes séparés, pour la recherche d'une vérité nouvelle. Les sciences se fécondent l'une l'autre, elles se développent par le contact et l'initiative commune.  Il s'ensuit encore une fois que le savant peut avoir profit à se documenter sur une autre spécialité que la sienne mais non qu'il est tenu de les étudier toutes. L'unité est ainsi virtuelle, c'est celle des choses qui, rapprochées, pourraient s'éclairer l'une l'autre. Elle n'est ni globale, ni totale, ni hiérarchique.
 »

page 143 :
 «  ... Nous ne sommes rien sans le travail de nos prédécesseurs, de nos maîtres, de nos contemporains. Même lorsque, dans la mesure de nos capacités et de notre talent, nous créons une nouvelle conception et un nouvel ordre, nous ne sommes encore rien sans les autres. Et, cependant, nous sommes plus que cela.
   Il existe une dualité analogue dans nos relations avec la société en général. Pour elle, notre travail signifie mille choses : du plaisir, nous l'espérons, pour ceux qui le suivent; l'instruction pour ceux qui peut-être en ont besoin; mais aussi, et sous un angle beaucoup plus large, une puissance commune, le pouvoir de réaliser ce qui ne pouvait l'être sans la science. Il veut dire guérison de la maladie, soulagement de la souffrance, allégement de la peine des hommes et élargissement des étroites de l'expérience, des communications, de l'instruction.
 »

page 144 :
 «  ... La destruction toujours plus experte de l'esprit humain par la puissance de la police, plus perverse, sinon plus affreuse que les ravages dus à la nature elle-même, est un autre de ces pouvoirs qu'il vaudrait mieux n'avoir jamais à utiliser.
    Nous estimons logique et juste que la protection accordée à la science par la société soit en grande partie fondée sur l'accroissement de puissance que donne le savoir.  Si nous désirons que la puissance ainsi accordée et ainsi obtenue soit utilisée avec sagesse et amour de l'humanité, c'est un souci que nous partageons avec presque tous les autres hommes. Mais nous savons aussi pour quelle part infime les connaissances nouvelles qui ont changé la face du monde, qui ont transformé - et transformeront nécessairement toujours et plus profondément - les conceptions de l'univers résultent de la recherche de fins pratiques ou du désir d'exercer la puissance conférée par la science. Presque tous, lorsque nous étions libres de suivre nos penchants, c'était la beauté du monde de la nature et l'étrange et irrésistible harmonie de son ordre qui nous soutenait, nous inspirait et nous guidait. Cela aussi est normal.  Et si la société assure et exerce son encouragement en laissant à ces stimulants leur puissance et leur sûreté, le progrès de la science ne s'arrêtera jamais tant qu'il y aura des hommes.
  Nous savons que notre travail est réellement un instrument et une fin. Une grande découverte est une oeuvre d'art, et nous croyons d'une foi impérieuse et inébranlable que la science est bonne en soi. Elle est aussi un instrument pour nos successeurs qui l'utiliseront à d'autres recherches plus profondes; un instrument pour la technique, pour les arts pratiques et les affaires humaines. Il en est de même pour nous, comme savants et comme individus. Nous sommes à la fois instrument et fin, inventeurs et professeurs, acteurs et observateurs. Nous comprenons, et nous espérons que les autres comprennent, qu'à cet égard il existe une similitude entre la science, les connaissances spéciales et générales que notre objet est de découvrir, et la société humaine. Comme les autres hommes, nous apportons un peu de lumière dans les vastes et infinies ténèbres de l'existence humaine et de l'univers. Pour nous comme pour eux tous, changement et éternité, spécialisation et généralisation, instrument et but final, société et individu, complémentaires l'un de l'autre, exigent et délimitent notre engagement et notre liberté.
 »

   voir aussi cet 'Appendice'  au sujet des "associations dans la vie civile"