gonic fantôme

Citations de Christophe Dejours : « Souffrance en France »   (01 - 1998 )

( Psychiatre, psychanaliste, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers
et directeur du "Laboratoire de psychologie du travai
l"    ;-)
   - référence au CERES = Centre d'Etudes et de Recherche : Sens, Ethique et Société )

notation : les mots en italique gras sont en italique dans le texte original / En couleur : ce que notre arbitraire prétend souligner / En vert : nos remarques subjectives :
SE REPORTER AU TEXTE ORIGINAL que nous ne saurions traduire ni résumer (trahir) et qui va bien au-delà de ce qui a voulu être souligné ici !







citations de la "CONSTITUTION du 27 octobre 1946" :     ;-)
« Tout bien, toute entreprise (*), dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. »  
[ (*)  toute étude  (ou "essai") ? ]







.. « La souffrance s'accroît parce que ceux qui travaillent perdent progressivement l'espoir que la condition qui leur est faite aujourd'hui pourrait s'améliorer demain. Ceux qui travaillent font de plus en plus couramment l'expérience que leurs efforts, leur engagement, leur bonne volonté, leurs "sacrifices" pour l'entreprise n'aboutissent en fin de compte qu'à aggraver la situation »  ...

p 19  « Comment tolérer l'intolérable »
.. « Nul doute que ceux qui ont perdu leur emploi, ceux qui ne parviennent pas à en trouver (chômeurs primaires) ou à en retrouver un (chômeurs de longue durée) et qui subissent le processus de désocialisation progressif, souffrent. Tous aujourd'hui partagent un sentiment de peur, pour soi, pour ses proches, pour ses amis ou pour ses enfants, vis-à-vis des risques de l'exclusion.  Enfin, tout le monde sait que grandit chaque jour dans toute l'Europe le nombre des exclus et des menaces d'exclusion et nul ne peut s'abriter honnêtement derrière le voile trop transparent de l'ignorance qui disculperait.
 En revanche, tout le monde aujourd'hui ne partage pas le point de vue selon lequel les victimes du chômage, de la pauvreté et de l'exclusion sociale, seraient victimes aussi d'une injustice. En d'autres termes, il y a ici, pour beaucoup de citoyens, un clivage entre souffrance et injustice. Ce clivage est grave. Pour ceux qui l'adoptent, la souffrance subie est, certes, un malheur, mais ce malheur n'appelle pas nécessairement de réaction politique.
»
.. « La souffrance ne suscite un mouvement de solidarité et de protestation que dans le cas où une association est établie entre perception de la souffrance d'autrui et conviction que cette souffrance est le fait d'une injustice »

.. « Les notions de responsabilité, de justice, relèvent de l'éthique et non de la psychologie. »

.. « L"exclusion et le malheur » infligés à autrui dans nos sociétés, sans mobilisation politique contre l'injustice, viendraient d'une dissociation réalisée entre malheur et injustice, sous l'effet de la banalisation du mal dans l'exercice des actes civils ordinaires par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimes de l'exclusion, et qui contribuent à exclure et aggraver le malheur de fractions de plus en plus importantes de la population »

p 23 .. « Certains lecteurs seront tentés de s'arrêter [de lire] parce qu'ils auront senti que ce texte ne propose pas seulement d'identifier une poignée de responsables condamnables et d'analyser les stratégies dont ils se servent pour commettre leurs méfaits. Même si des leaders existent, dont le comportement mérite une analyse spécifique, leur identification ne confère pas pour autant aux autres, et en particulier aux lecteurs ou à l'auteur, le bénéfice de l'innocence. L'essai qui suit est un parcours pénible, tant pour le lecteur destinataire que pour son auteur.
L'effort d'analyse paraît pourtant nécessaire. Je crois qu'il permet de supputer pourquoi il n'y a pas de solution à court terme.»

.. « Non que l'action soit impossible, mais il faudrait, pour pouvoir l'initier, réunir des conditions de mobilisation qui ne semblent pas pouvoir l'être sans un temps préalable de diffusion et de débat des analyses sur la banalisation du mal ...»

p 25.. « En 1980, face à la crise croissante de l'emploi, les analystes politiques français prévoyaient qu'on ne pourrait pas dépasser 4% de chômeurs dans la population active sans que surgisse une crise politique majeure ... susceptible de déstabiliser l'Etat et la société toute entière.
Au Japon, les analystes politiques prévoyaient que la société japonaise ne pourrait pas assimiler ... un taux de chômage supérieur à 4% ( De Bandt et Sipek, 1979). ....on sait qu'en France nous sommes capables désormais de tolérer jusqu'à 13% de chômeurs et probablement davantage....
 Ce n'est évidemment pas la progressivité de la croissance du chômage qui pourrait expliquer cette tolérance sociale inattendue. Non, car cette croissance a été rapide. Il s'agit vraissemblablement de quelque chose de bien différent.»

.. « Notre hypothèse consiste en ceci que, depuis 1980, ce n'est pas seulement le taux de chômage qui a changé, ce serait toute la société qui se serait transformée qualitativement, au point de ne plus avoir les mêmes réactions que naguère. Pour être plus précis, nous visons, sous cette formule, essentiellement une évolution des réactions sociales à la souffrance, au malheur et à l'injustice. Evolution qui se caractériserait par l'atténuation des réactions d'indignation, de colère et de mobilisation collective pour l'action en faveur de la solidarité et de la justice, cependant que se développeraient des réactions de réserve, d'hésitation et de perplexité, voire de franche indifférence, ainsi que de tolérance collective à l'inaction et de résignation face à l'injustice et à la souffrance d'autrui. Cette évolution, aucun analyste ne la conteste.  ...
 On comprend mal comment une mutation politique de cette ampleur a pu se produire en si peu de temps »

p 30 .. « ... derrière les vitrines, il y a la souffrance de ceux qui ont peur de ne pas donner satisfaction, de n'être pas à la hauteur des contraintes de l'organisation du travail: contraintes de temps, de cadence, de formation, d'information, d'apprentissage, de niveau de connaissances et de diplôme, d'expérience, de rapidité d'acquisition intellectuelle et pratique (Dessors et Torente, rapport à l'enquête, 1996) et d'adaptation à la "culture" ou à l'idéologie de l'entreprise, aux contraintes du marché, aux rapports avec les clients, les particuliers ou le public, etc.
 Les investigations cliniques et les enquêtes auxquelles nous avons procédé ces dernières années, tant en France qu'à l'étranger, révèlent derrière les vitrines du progrès un monde de souffrance qui laisse parfois incrédule. Quand on dispose d'informations, c'est individuellement, par sa propre expérience du travail, ou indirectement, par un proche qui souffre et qui passe aux aveux. Mais comment imaginer que des informations aussi discordantes par rapport au discours ambiant, personnelles de surcroît, ne soient pas le fait d'exceptions ou d'anomalies sans grande signification dans un monde qui s'affranchit, grâce aux progrès de la technique, des misères de la condition ouvrière ?
»

.. « Les journalistes, depuis deux décennies, ont cessé de faire des enquêtes sociales ou des investigations dans le monde du travail ordinaire pour se consacrer à des "reportages" sur les lumières des vitrines du progrès. Peu d'intérêt pour la souffrance ordinaire... et si proche de nous!
Seul le martyre des victimes de la violence et des atrocités guerrières, au loin, est offert à la curiosité de nos concitoyens. Les demi-teintes ne font pas recette. »
.. « Ainsi, malgré leur propre expérience pourtant discordante, nombreux sont ceux qui mettent leur voix au diapason des refrains à la mode sur la fin du travail et la liberté recouvrée »

.. «Nier ou mépriser la subjectivité et l'affectivité, ce n'est rien de moins que de nier ou mépriser en l'homme ce qui est son humanité, c'est nier la vie elle-même (Henry, 1965)  »

p 37 .. « Etre contraint de mal faire son travail, de le bâcler, ou de tricher est une source majeure et extrêmement fréquente de souffrance dans le travail, que l'on retrouve aussi bien dans l'industrie que dans les services ou dans les administrations »
.. « Comment ces travailleurs parviennent-ils à ne pas devenir fous, en dépit des contraintes de travail auxquelles ils sont confronté ?
C'est alors la "normalité" elle-même qui devient énigmatique. »

p 47 .. « Les enquêtes commencées dans les années 70 en psychopathologie du travail se sont, à l'époque, heurtées à l'interdiction syndicale et à la condamnation gauchiste. ... L'analyse de la souffrance psychique relevait de la subjectivité - simple reflet fictif et sans valeur relevant du subjectivisme et de l'idéalisme. Supposées antimatérialistes, ces préoccupations sur la santé mentale étaient suspectes de nuire à la mobilisation collective et à la  conscience de classe, au profit d'un "nombrilisme petit-bourgeois" de nature foncièrement réactionnaire »

p 48 .. « Pendant le même temps, les recherches en psychologie du travail, en psychosociologie, sur le stress au travail et plus largement en psychopathologie générale et en psychanalyse, ont fait leur chemin dans de vastes secteurs de la société (écoles, justice, hôpitaux, police, partis politiques, etc.) et parmi de nombreux milieux de praticiens, jusques et y compris parmi les spécialistes du commerce, de la gestion, des médias, de la communication et du management. Mais pas dans le domaine de la médecine du travail, ni dans celui des syndicats! Ce retard des uns, ce décalage croissant par rapport aux préoccupations de la population, cette sensibilisation croissante des autres (parmi les praticiens, les cadres, les gestionnaires et l'intelligentsia) ont présidé à l'apparition progressive (et à un rythme soutenu) de pratiques nouvelles : formation des cadres à la dynamique de groupe, à la psychosociologie, à l'animation, etc.
De ce vaste mouvement, se déployant en dehors des organisations ouvrières, le résultat le plus tangible a été l'émergence, dans les années 80, de la notion nouvelle de "ressources humaines". Là où les syndicats refusaient de s'aventurer, le patronat et les cadres forgeaient de nouvelles conceptions et introduisaient de nouvelles pratiques concernant la subjectivité et le sens du travail : culture d'entreprise, projet institutionnel, mobilisation organisationnelle, etc., accroissaient de façon dramatique le fossé entre capacité d'initiative des cadres et du patronat, d'un côté, capacité de résistance et d'action collective des organisations syndicales, de l'autre.
- Mais la conséquence la plus redoutable de cette rétivité syndicale à l'analyse de la subjectivité et de la souffrance dans le rapport au travail est incontestablement que, du même coup, ces organisations ont contribué de façon malencontreuse à la disqualification de la parole sur la souffrance, et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective. L'organisation de la tolérance à la souffrance psychique, au malheur, est donc, pour une part, le résultat de la politique des organisations syndicales et gauchistes, ainsi que des partis de gauche. Là est le paradoxe »

p 49 .. « Cette faiblesse était donc présente à l'état latent avant la crise de l'emploi et le tournant socialiste en faveur du libéralisme économique. La faiblesse syndicale ne serait pas la cause de la tolérance à l'injustice qu'on connaît  aujourd'hui, mais la conséquence d'une méconnaissance et absence d'analyse de la souffrance subjective par les organisations syndicales elles-mêmes, dès avant la crise de l'emploi.
 Le silence social sur l'injustice et le malheur qui a permis le triomphe de l'économicisme de l'ère mitterrandienne pourrait bien, en dernier ressort, relever d'un rendez-vous historique manqué des organisations syndicales avec la question de la subjectivité et de la souffrance, induisant un retard énorme sur l'essor des thèses du libéralisme économique, et laissant le champ libre aux tenants des concepts de ressources humaines, de culture d'entreprise, et occasionnellement une sérieuse difficulté à produire un projet alternatif à l'économicisme de gauche comme de droite

p 51 .. « Ceux qui spéculaient, ... ceux-là mêmes qui généraient le malheur social, la souffrance et l'injustice, étaient dans le même temps les seuls à se préoccuper de forger de nouvelles utopies sociales ... En même temps que l'entreprise était la base de départ de la souffrance et de l'injustice (plans de licenciement, "plans sociaux"), elle devenait championne de la promesse de bonheur, d'identité et de réalisation pour ceux qui sauraient s'y adapter et apporter une contribution substantielle à son succès et à son "excellence"
Désormais, en deçà de son objectif principal - le profit - ce qui caractérise une entreprise ce n'est plus sa production, ce n'est plus le travail. Ce qui la caractérise c'est son organisation, sa gestion, son management. Un déplacement qualitativement essentiel est ainsi proposé. ...»

.. « En ce qui concerne le problème de la centralité du travail et de son désaveu depuis une 15aine d'années, on se référera à plusieurs sources où le débat a été repris récemment: Fresseynet (1994); De Brandt, Dejours, Dubar (1995); Cours-Salies (1995); Kergoat (1994). ...
[thèse Christophe Dejours : ]
- Le travail ne devient pas une denrée rare, d'une part. Pendant que l'on "dégraisse les effectifs", ceux qui continuent de travailler le font de plus en plus intensément, et la durée réelle de leur travail ne cesse de s'accroître. Non seulement chez les cadres, mais aussi chez les techniciens, les employés et tous les "exécutants", en particulier les sous-traitants. Une part importante du travail, d'autre part, est "délocalisée" vers les pays du Sud, en Extrême-Orient par exemple (Pottier, 1997), où il est redoutablement mal payé. ... Enfin, une partie du travail, non chiffrable bien entendu, est "délocalisée" non plus vers le Sud mais vers l'intérieur, par le recours à la sous-traitance, au travail précaire, aux petits boulots, au travail non rémunéré (stage en entreprise, apprentissage, heures supplémentaires à discrétion, et au travail illégal (ateliers clandestins dans l'habillement, sous-traitance en cascade dans le bâtiment et les travaux publics ou dans la maintenance des centrales nucléaires, entreprises de déménagement et de nettoyage, etc.) »  [en informatique ?]

p 56 .. « La honte de se plaindre génère un précédent redoutable : on peut désormais se suicider dans un atelier de cette entreprise sans que cela fasse événement. Précédent redoutable de banalisation d'un acte désespéré. ... »   [ !!! ]


.. « La perception de la souffrance d'autrui déclenche donc un processus affectif. En retour, ce processus affectif semble indispensable à l'achèvement de la perception par la pise de conscience. En d'autres termes, la stabilisation mnésique de la perception nécessaire à l'exercice du jugement (le relais du système perceptio-conscience par le système préconscient, dans la théorie psychanalytique) dépend de la réaction défensive du sujet face à son émotion: rejet, désaveu ou refoulement.  En cas de désaveu ou de rejet, le sujet ne mémorise pas la perception de la souffrance d'autrui, il en perd la conscience.
Or nous venons de voir que le sujet qui souffre lui-même de son rapport au travail est souvent conduit, dans la situation actuelle, à lutter contre l'expression publique de sa propre souffrance. Il risque alors d'être affectivement dans une posture d'indisponibilité et d'intolérance à l'émotion que déclenche en lui la perception de la souffrance d'autrui.
De sorte que, en fin de compte, l'intolérance affective à sa propre émotion réactionnelle conduit le sujet à s'isoler de la souffrance de l'autre par une attitude d'indifférence - donc de tolérance à ce qui provoque sa souffrance.
En d'autres termes, la conscience de - ou l'insensibilité à - la souffrance des chômeurs est indéfectiblement tributaire du rapport du sujet à sa propre souffrance. C'est la raison pour laquelle l'analyse de la tolérance à la souffrance du chômeur et à l'injustice qu'il subit passe par l'élucidation de la souffrance au travail. Ou, pour le dire en d'autres termes, l'impossibilité d'exprimer et d'élaborer la souffrance au travail constitue un obstacle majeur à la reconnaissance de la souffrance de ceux qui chôment.
»








.. « 3 - Emergence de la peur et soumission»


.. « Notre enquête montre que tous, des opérateurs aux cadres, se défendent de la même manière : par le déni de la souffrance des autres et le silence sur la sienne propre. - Le quatrième effet de la menace au licenciement et à la précarisation, c'est l'individualisme, le chacun pour soi.»

.. «Ainsi que l'écrit Sofsky (1993, p.358), à partir d'un certain niveau de souffrance, "la misère ne rassemble pas : elle détruit la réciprocité" »

.. « ... les travailleurs soumis à ... la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur. Cette peur est permanente et génère des conduites d'obéissance, voire de soumission. Elle casse la réciprocité des travailleurs, elle coupe le sujet de la souffrance de l'autre qui souffre aussi, pourtant, de la même situation. »

p 74.. « Un atelier, une usine, un service ne fonctionnent que si, à la prescription, les travailleurs ajoutent des bricolages, des "bidouillages", des "ficelles", des "trucs"; que s'ils anticipent, sans qu'on le leur ait explicitement demandé, des incidents de toutes sortes, que s'ils s'entraident enfin selon des principes de coopération qu'ils inventent et qui ne leur ont pas été indiqués à l'avance. En d'autres termes, le procès de travail ne fonctionne que si les travailleurs font bénéficier l'organisation du travail de la mobilisation de leurs intelligences individuellement et  collectivement. Encore convient-il de préciser que l'exercice de cette intelligence dans le travail n'est souvent possible qu'à la marge des procédures, c'est à dire en commettant, nolens volens, des infractions aux règlements et aux ordres. Il faut donc non seulement faire preuve d'intelligence pour combler le décalage entre organisation du travail prescrite et organisation du travail réelle, mais aussi admettre que, pour une bonne part, cette intelligence ne peut se déployer que dans une semi-clandestinité.
 Ces caractéristiques de l'intelligence efficiente au travail - caractéristiques cognitives : faire face à l'imprévu, à l'inédit, à ce qui n'est pas encore connu ni routinisé, et caractéristiques affectives : oser transgresser ou enfreindre, agir intelligemment mais clandestinement ou, au moins, discrètement -, ces caractéristiques donc de l'intelligence au travail constituent ce que nous désignons communément par le "zèle" au travail.
 C'est sur la base de cette analyse qu'il faut adopter une position critique vis-à-vis du pouvoir de la discipline sur la qualité du travail.
 »

.. « La thèse que nous sommes conduit à soutenir, c'est que l'information à destination des salariés (cadres comme ouvriers) est falsifiée, mais que c'est bel et bien grâce à elle que la mobilisation subjective des cadres perdure. La production de cette information falsifiée relève d'une stratégie spécifique, que nous caractériserons par le terme de "stratégie de la distorsion communicationnelle" »

p 90 .. 4 - « L'effacement des traces»

.. « Ici il ne s'agit plus seulement de silence et de dissimulation. Il faut faire disparaître les documents compromettants, faire taire les témoins ou s'en débarasser par la mise au placard, par la mutation ou par le licenciement. L'effacement des traces ne consiste pas seulement à taire les échecs, à masquer les accidents du travail, en faisant pression sur les salariés pour qu'ils ne déclarent pas ces accidents, ... Il faut aussi, semble-t-il, effacer la mémoire des usages du passé qui pourraient servir de point d'appui à la comparaison critique avec la période actuelle. De nombreuses formules sont utilisées, mais il semble que l'obstacle le plus redouté à l'effacement des traces soit constitué par la présence des "anciens" qui possèdent l'expérience du travail, accumulée pendant de nombreuses années. La stratégie consiste, en règle générale, à écarter ces acteurs des zones critiques de l'organisation, à les priver de responsabilités, voire à les licencier. ..  »

.. « Dans d'autres entreprises, on met systématiquement les "anciens", expérimentés, à l'écart, et on embauche des "Bac + 2" sans qualification technique, chargés uniquement des tâches de contrôle et de gestion. On associe cette disposition au recours généralisé à la sous-traitance, chaque fois que des salariés quittent le service, afin de les remplacer par des personnes qui, par statut, extérieures à l'entreprise, ne peuvent faire remonter dans la délibération collective leur expérience du travail réel. ...»    [ !!! ]

.. « L'effacement des traces a une importance capitale. Il est destiné à retirer ce qui pourrait servir de preuves, en cas de procédures ou de plaintes.
C'est à dire que  l'
effacement des traces vise à la fois ceux qui, à l'intérieur de l'entreprise, pourraient être tentés de s'opposer, et ceux qui, à l'extérieur, auraient besoin de preuves pour accuser ou faire condamner (notamment les juges) ou même seulement pour informer (les journalistes).
 Peu importe finalement que le mensonge soit reconnaissable par des témoins directs. De toute façon, compte tenu du climat psychologique et social actuel, ces témoins auront probablement la prudence de garder ce qu'ils savent pour eux. La vérité reste privée. ... Ce que redoutent les entreprises, ce sont les procès en justice qui pourraient déboucher sur des débats publics. Mais si les traces ont été effacées, les preuves nécessaires à l'instruction du dossier et à l'inculpation manquent, et l'affaire se termine par un non-lieu. ...
»







p 114 .. « Dans le cas présent, faire le "sale boulot" dans l'entreprise est associé, par ceux qui sont aux postes de direction - les leaders du travail du mal -, à la virilité. Celui qui refuse ou ne parvient pas à commettre le mal est dénoncé comme un "pédé", une "femme", un gars "qui n'en a pas", "qui n'a rien entre les cuisses". Et ne pas être reconnu comme un homme viril, c'est évidemment être une "lavette", c'est à dire déficient et sans courage, donc sans "la vertu", par excellence.
 Et pourtant celui qui dit non, ou ne parvient pas à faire le "sale boulot", le fait précisément au nom du bien et de la vertu.
 Le courage en effet, ici, ce n'est pas, bien sûr, d'apporter sa participation et sa solidarité au "sale boulot", mais bien de refuser haut et fort de le commettre, au nom du bien, et de prendre ainsi le risque d'être dénoncé, sanctionné, voire d'être désigné pour la charette des prochains licenciés.» 


p 144 .. «  Le courage, à l'état pur, sans adjonction de virilité, est une conquête foncièrement individuelle. Il est rare. Il n'est jamais définitivement acquis.
La peur peut toujours resurgir, si tant est qu'elle ait jamais été totalement neutralisée. Le courage sans virilité peut se déployer  dans le silence et la discrétion et s'évaluer dans le for intérieur. Il peut se passer de la reconnaissance par autrui.
  La virilité, en revanche, est une conduite dont la valeur est fondamentalement captive de la validation par autrui. Le courage relève essentiellement de l'autonomie morale-subjective, cependant que la virilité témoigne de la dépendance vis-à-vis du regard de l'autre.
 »

.. « Chez les infirmières, il y a reconnaissance primordiale du réel. La stratégie défensive consiste à l'encercler, ce réel, cependant que dans les stratégies collectives de défense marquées du sceau de la virilité, le réel  et son corollaire - l'expérience de l'échec - font l'objet d'un déni collectif et d'une rationalisation.»

p 175 .. « Enfin, le recours à la stratégie défensive individuelle du rétrécissement de la conscience intersubjective ("oeillères volontaires") est utilisable par tous ceux qui ne savent l'injustice que par le truchement des médias ou de la parole d'autrui : ceux qui ne travaillent pas, les retraités qui n'ont pas connu les conditions de travail actuelles, les jeunes qui n'ont pas encore été confrontés au travail in situ, les femmes au foyer, etc. »


p 203 .. « L'analyse de la rationalité pathique suggère que la violence et l'injustice commencent toujours par engendrer, d'abord, un sentiment de peur. La peur est une souffrance, mais celle-ci ne marque nullement le terme du processus initié par l'exercice de la violence ...
... certaines stratégies défensives contre la peur peuvent pervertir le courage ... »

p 208 .. « L'action - c'est du moins ce pour quoi plaide l'analyse de la banalisation du mal - est toujours une triade : action, activité et passion. Pas d'action conséquente sans travail, et pas d'action censée sans souffrance.  ... car, pour agir, il faut aussi être en mesure de supporter la passion et d'éprouver la compassion, qui sont à la source même de la faculté de penser ...»