Citations de Christophe Dejours : « Souffrance en
France
»
(01 - 1998 )
( Psychiatre,
psychanaliste, professeur au Conservatoire des Arts et
Métiers
et directeur du "Laboratoire de psychologie du
travail"
;-)
- référence au CERES =
Centre d'Etudes et de Recherche :
Sens, Ethique et
Société )
notation
: les mots en italique gras
sont en italique
dans le texte
original / En
couleur : ce que notre arbitraire prétend
souligner / En vert
: nos remarques subjectives :
SE REPORTER AU TEXTE
ORIGINAL que nous ne saurions traduire ni résumer (trahir) et qui
va bien au-delà de ce qui a voulu être
souligné ici !
citations de la
"CONSTITUTION du 27 octobre 1946" : ;-)
«
Tout bien, toute entreprise (*),
dont l'exploitation a ou acquiert les
caractères d'un
service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la
propriété de la collectivité.
» [
(*) toute étude
(ou "essai") ? ]
.. «
La souffrance s'accroît parce que ceux qui
travaillent perdent progressivement
l'espoir que la condition qui leur est faite aujourd'hui pourrait
s'améliorer demain. Ceux qui travaillent
font de
plus en plus couramment l'expérience
que leurs efforts, leur engagement, leur bonne volonté,
leurs "sacrifices" pour l'entreprise n'aboutissent en fin de compte
qu'à aggraver la situation »
...
p 19 «
Comment tolérer l'intolérable »
.. « Nul doute que ceux qui ont perdu leur emploi, ceux qui
ne parviennent pas à en trouver (chômeurs
primaires) ou à en retrouver un (chômeurs de
longue durée) et qui subissent le processus
de désocialisation progressif, souffrent.
Tous aujourd'hui partagent un sentiment de peur, pour
soi, pour ses proches, pour ses amis ou pour ses enfants, vis-à-vis des
risques de l'exclusion. Enfin, tout le monde
sait que grandit chaque jour dans toute l'Europele nombre des
exclus et des menaces d'exclusion et nul ne peut s'abriter
honnêtement derrière le voile trop transparent de
l'ignorance qui disculperait.
En revanche, tout le monde aujourd'hui ne partage pas le
point de vue selon lequel les victimes
du chômage, de la pauvreté et de l'exclusion
sociale, seraient victimes
aussi d'une injustice.
En
d'autres termes,
il y a ici, pour beaucoup de citoyens, un clivage entre souffrance et
injustice. Ce
clivage est grave. Pour ceux qui l'adoptent, la
souffrance subie est, certes, un malheur, mais ce malheur n'appelle pas
nécessairement de réaction politique.
»
.. « La souffrance ne suscite un mouvement
de solidarité et de protestation que dans le cas
où une association est établie entre
perception de la
souffrance d'autrui et conviction que cette
souffrance est le fait d'une injustice»
.. «
Les notions de responsabilité, de justice,
relèvent de l'éthique et non de la psychologie.
»
..
« L"exclusion et le malheur » infligés
à autrui dans nos sociétés, sans mobilisation
politique contre l'injustice, viendraient d'une
dissociation réalisée entre malheur et injustice,
sous l'effet de la banalisation
du mal dans l'exercice des actes civils ordinaires
par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimesde
l'exclusion, et qui contribuent à exclure et aggraver le
malheur
de fractions de plus en plus importantes de la population »
p 23 .. « Certains lecteurs seront tentés de
s'arrêter [de lire]
parce qu'ils auront senti que ce texte ne propose pas seulement
d'identifier une poignée de responsables condamnables et
d'analyser les stratégies dont ils se servent pour commettre
leurs méfaits.
Même si des leaders existent, dont le comportement
mérite une analyse
spécifique, leur identification ne confère pas
pour autant aux autres, et en particulier aux lecteurs ou
à l'auteur,
le bénéfice de l'innocence. L'essai qui suit est
un
parcours pénible, tant pour le lecteur destinataire que pour
son
auteur.
L'effort d'analyse paraît pourtant
nécessaire. Je
crois qu'il permet de supputer pourquoi il n'y a pas de solution
à court terme.»
.. « Non que l'action soit impossible, mais il
faudrait, pour pouvoir
l'initier, réunir des conditions de
mobilisation qui ne semblent pas pouvoir l'être sans un temps
préalable de diffusion
et de débat
des analyses sur la banalisation
du mal ...»
p 25.. « En 1980, face à la crise
croissante de
l'emploi, les analystes politiques français
prévoyaient
qu'on ne pourrait pas dépasser 4% de chômeurs dans
la
population active sans que surgisse une crise politique majeure ...
susceptible de déstabiliser l'Etat et la
société
toute entière.
Au Japon, les analystes politiques prévoyaient
que la
société japonaise ne pourrait pas assimiler ...
un taux
de chômage supérieur à 4% ( De Bandt et
Sipek,
1979). ....on sait qu'en France nous sommes capables
désormais
de tolérer jusqu'à 13% de chômeurs et
probablement
davantage....
Ce n'est évidemment pas la
progressivité de la
croissance du chômage qui pourrait expliquer cette
tolérance sociale inattendue. Non, car cette croissance a
été rapide. Il s'agit vraissemblablement de
quelque chose
de bien différent.»
.. « Notre hypothèse consiste en ceci
que, depuis
1980, ce n'est pas seulement le taux de chômage qui a
changé, ce
serait toute la société qui se serait
transformée qualitativement,
au point de ne plus avoir les mêmes réactions que
naguère. Pour être plus précis, nous
visons, sous
cette formule, essentiellement une évolution des
réactions sociales à la souffrance, au malheur et
à l'injustice. Evolution qui se
caractériserait par l'atténuation
des réactions d'indignation, de colère et de
mobilisation collective
pour l'action en faveur de la solidarité et de la justice,
cependant que se développeraient des réactions de
réserve, d'hésitation et de perplexité,
voire de franche
indifférence, ainsi que de tolérance
collective à l'inaction et de résignation
face à l'injustice
et à la souffrance d'autrui. Cette
évolution,
aucun analyste ne la conteste. ... On
comprend mal comment une mutationpolitique
de cette ampleur a pu se produire en si peu de temps
»
p 30 .. « ... derrière les vitrines, il
y a la
souffrance de ceux qui ont peur de ne pas donner satisfaction, de
n'être pas à la hauteur des contraintes de
l'organisation
du travail: contraintes de temps, de cadence, de formation, d'information,
d'apprentissage, de niveau de connaissances et de diplôme,
d'expérience, de rapidité d'acquisition
intellectuelle et
pratique (Dessors et Torente, rapport à l'enquête,
1996)
et d'adaptation à la "culture" ou à l'idéologie
de l'entreprise, aux contraintes du marché, aux rapports
avec les clients, les particuliers ou le public, etc.
Les investigations cliniques et les
enquêtes
auxquelles nous avons procédé ces
dernières
années, tant en France qu'à
l'étranger,
révèlent derrière les vitrines du
progrès un
monde de souffrance qui laisse parfois incrédule.
Quand on dispose d'informations,
c'est individuellement, par sa propre expérience du travail,
ou
indirectement, par un proche qui souffre et qui passe aux aveux. Mais
comment imaginer que des informations aussi discordantes par rapport au
discours
ambiant,
personnelles de surcroît, ne soient pas le fait d'exceptions
ou
d'anomalies sans grande signification dans un monde qui s'affranchit,
grâce aux progrès de la technique, des
misères de
la condition ouvrière ?
»
.. « Les journalistes, depuis deux
décennies, ont
cessé de faire des enquêtes sociales ou des
investigations
dans le monde du travail ordinaire pour se consacrer à des
"reportages" sur les lumières des vitrines du
progrès.
Peu d'intérêt pour la souffrance ordinaire... et
si proche
de nous! Seul le
martyre des victimes de
la violence et des atrocités guerrières, au loin,
est
offert à la curiosité de nos concitoyens. Les demi-teintes ne font
pas recette. »
.. « Ainsi, malgré leur propre
expérience
pourtant discordante, nombreux sont ceux qui mettent leur voix au
diapason des refrains à la mode sur la fin du travail et la
liberté recouvrée »
..
«Nier ou mépriser la subjectivité et
l'affectivité, ce n'est rien de moins que de nier ou
mépriser en l'homme ce qui est son humanité, c'est nier la vie
elle-même (Henry, 1965) »
p 37 .. « Etre
contraint de mal faire son travail, de le bâcler, ou de
tricher est une source majeure et extrêmement
fréquente de souffrance dans le travail,
que l'on retrouve aussi bien dans l'industrie que dans les services ou
dans les administrations »
.. « Comment ces travailleurs parviennent-ils
à ne
pas devenir fous, en dépit des contraintes de travail
auxquelles
ils sont confronté ? C'est
alors la "normalité" elle-même qui devient
énigmatique. »
p 47 .. « Les enquêtes
commencées dans les
années 70 en psychopathologie du travail se sont,
à
l'époque, heurtées à l'interdiction
syndicale et
à la condamnation gauchiste. ... L'analyse de la souffrance
psychique relevait de la subjectivité- simple reflet
fictif et sans valeur relevant du subjectivisme
et de l'idéalisme. Supposées
antimatérialistes,
ces préoccupations sur la santé mentale
étaient
suspectes de nuire
à la mobilisation collective et à la
conscience de classe, au profit d'un
"nombrilisme petit-bourgeois" de nature foncièrement
réactionnaire »
p 48 .. « Pendant le même temps, les
recherches en
psychologie du travail, en psychosociologie, sur le stress au travail
et plus largement en psychopathologie générale et
en
psychanalyse, ont fait leur chemin dans de vastes secteurs de la
société (écoles, justice,
hôpitaux, police,
partis politiques, etc.) et parmi de nombreux milieux de praticiens,
jusques et y compris parmi les spécialistes du commerce, de
la
gestion, des médias, de la communication et du management.
Mais
pas dans le domaine de la médecine du travail, ni dans celui
des
syndicats! Ce retard des uns, ce décalage croissant par
rapport
aux préoccupations de la population, cette sensibilisation
croissante des autres (parmi les praticiens, les cadres, les
gestionnaires et l'intelligentsia) ont présidé
à
l'apparition progressive (et à un rythme soutenu) de
pratiques
nouvelles : formation des cadres à la dynamique de groupe,
à la psychosociologie, à l'animation, etc.
De ce vaste mouvement, se déployant en dehors des
organisations
ouvrières, le résultat le plus tangible a
été l'émergence, dans les
années 80, de la notion
nouvelle de "ressources
humaines".
Là où les syndicats refusaient de s'aventurer, le
patronat et les cadres forgeaient de nouvelles conceptions et
introduisaient de nouvelles pratiques concernant la
subjectivité
et le sens du travail : culture
d'entreprise, projet institutionnel, mobilisation
organisationnelle, etc., accroissaient de façon dramatique
le fossé
entre
capacité d'initiative des cadres et du patronat, d'un
côté, capacité de résistance
et d'action
collective des organisations syndicales, de l'autre.
- Mais la conséquence la plus
redoutable
de cette rétivité syndicale à
l'analyse de la
subjectivité et de la souffrance dans le rapport au travail
est
incontestablement que, du même coup, ces
organisations ont contribué de façon
malencontreuse
à la disqualification de la parole sur la souffrance, et, de
ce
fait, à la tolérance à la souffrance
subjective.
L'organisation de la tolérance à la souffrance
psychique,
au malheur, est donc, pour une part, le résultat de la
politique
des organisations syndicales et gauchistes, ainsi que des partis de
gauche. Là est le paradoxe »
p 49 .. « Cette faiblesse
était donc
présente à l'état latent avant la
crise de
l'emploi et le tournant socialiste en faveur du libéralisme
économique. La faiblesse syndicale ne serait pas la cause
de la
tolérance à l'injustice qu'on connaît
aujourd'hui, mais la conséquence d'une
méconnaissance et absence d'analyse de la souffrance
subjective
par les organisations syndicales elles-mêmes, dès
avant la
crise de l'emploi.
Le silence social sur l'injustice
et le malheur qui a permis le triomphe de l'économicisme de
l'ère mitterrandienne pourrait bien, en dernier ressort,
relever
d'un rendez-vous historique manqué des organisations
syndicales
avec la question de la subjectivité et de la souffrance,
induisant un retard énorme sur l'essor des thèses
du
libéralisme économique, et laissant le champ
libre aux
tenants des concepts de ressources humaines, de culture d'entreprise,
et occasionnellement une
sérieuse difficulté
à
produire un projet alternatif à l'économicisme de
gauche
comme de droite.»
p 51 .. « Ceux qui
spéculaient,
... ceux-là mêmes qui
généraient le malheur
social, la souffrance et l'injustice, étaient dans le
même
temps les seuls à se préoccuper de forger de nouvelles
utopies
sociales ...
En même temps que l'entreprise était la base de
départ de la souffrance et de l'injustice (plans de
licenciement, "plans sociaux"), elle devenait championne de la promesse
de bonheur, d'identité et de réalisation pour
ceux qui
sauraient s'y adapter et apporter une contribution substantielle
à son succès et à son "excellence"
Désormais, en deçà de son objectif
principal - le
profit - ce qui caractérise une entreprise ce n'est plus sa production,
ce n'est plus le travail.
Ce qui la caractérise c'est son organisation,
sa gestion,
son management.
Un
déplacement qualitativement essentiel est ainsi
proposé. ...»
.. « En ce qui concerne le problème de
la
centralité du travail et de son désaveu depuis
une 15aine
d'années, on se référera à
plusieurs
sources où le débat a été
repris
récemment: Fresseynet (1994); De Brandt, Dejours, Dubar
(1995);
Cours-Salies (1995); Kergoat (1994). ... [thèse
Christophe Dejours : ]
- Le travail ne devient
pas une denrée rare, d'une part. Pendant que
l'on "dégraisse les effectifs", ceux qui continuent de
travailler le font de plus en plus intensément,
et la durée
réelle
de leur travail ne cesse de s'accroître. Non seulement chez
les
cadres, mais aussi chez les techniciens, les employés et
tous
les "exécutants", en
particulier les sous-traitants.
Une part importante du travail, d'autre part, est
"délocalisée" vers les pays du Sud, en
Extrême-Orient par exemple (Pottier, 1997), où il
est redoutablement mal
payé. ... Enfin, une partie du travail, non
chiffrable bien entendu, est "délocalisée"
non plus vers le Sud mais vers
l'intérieur, par le recours à la sous-traitance,
au travail
précaire,
aux petits boulots, au travail non
rémunéré (stage
en entreprise, apprentissage, heures supplémentaires
à
discrétion, et au travail
illégal (ateliers clandestins dans
l'habillement, sous-traitance
en cascade
dans le bâtiment et les travaux publics ou dans la
maintenance
des centrales nucléaires, entreprises de
déménagement et de nettoyage, etc.) »
[en
informatique
?]
p 56 .. « La honte de se plaindre
génère
un précédent redoutable : on peut
désormais se
suicider dans un atelier de cette entreprise sans que cela fasse
événement. Précédent
redoutable de
banalisation d'un acte désespéré. ...
»
[ !!! ]
..
« La perception de la souffrance d'autrui
déclenche donc un processus affectif.
En retour,
ce processus affectif semble indispensable à
l'achèvement
de la perception par la pise de conscience. En d'autres termes, la
stabilisation mnésique de la perception
nécessaire
à l'exercice du jugement (le relais du système
perceptio-conscience par le système préconscient,
dans la
théorie psychanalytique) dépend de la
réaction
défensive du sujet face à son émotion:
rejet,
désaveu ou refoulement. En cas de
désaveu ou de rejet, le sujet ne mémorise pas la
perception de la souffrance d'autrui, il en perd la
conscience.
Or nous venons de voir que le sujet qui souffre lui-même de
son rapport au
travail est souvent conduit, dans la situation actuelle,
à lutter contre
l'expression publique de sa propre souffrance. Il risque
alors d'être affectivement dans une posture d'indisponibilité
et d'intolérance
à l'émotion que déclenche en lui la
perception de la souffrance d'autrui. De sorte que, en
fin de compte,
l'intolérance affective à sa propre
émotion
réactionnelle conduit le sujet à s'isoler de la
souffrance de l'autre par une attitude d'indifférence - donc
de
tolérance à ce qui provoque sa souffrance.
En d'autres termes, la conscience de - ou l'insensibilité
à - la souffrance des chômeurs est
indéfectiblement
tributaire du rapport du sujet à sa propre souffrance. C'est
la
raison pour laquelle l'analyse de la tolérance à
la
souffrance du chômeur et à l'injustice qu'il subit
passe
par l'élucidation de la souffrance au travail. Ou, pour le
dire
en d'autres termes, l'impossibilité d'exprimer et
d'élaborer la souffrance au travail constitue un obstacle
majeur
à la reconnaissance de la souffrance de ceux qui
chôment.
»
.. « 3
- Emergence de la peur et soumission»
.. « Notre
enquête
montre que tous, des opérateurs aux cadres, se
défendent
de la même manière : par le déni de la
souffrance des autres et le silence sur la sienne
propre. - Le quatrième effet de la menace au licenciement
et à la précarisation, c'est l'individualisme,
le chacun pour soi.»
.. «Ainsi que l'écrit Sofsky (1993, p.358), à
partir d'un certain niveau de souffrance, "la misère ne
rassemble pas : elle détruit la
réciprocité" »
.. « ... les travailleurs soumis à ... la menace
à la précarisation vivent constamment dans la peur. Cette peur
est permanente et génère des conduites
d'obéissance, voire de soumission. Elle casse la
réciprocité
des travailleurs, elle coupe le sujet de la souffrance de l'autre qui
souffre aussi, pourtant, de la même situation. »
p 74.. « Un atelier, une usine, un service ne
fonctionnent
que si, à la prescription, les travailleurs ajoutent des
bricolages, des "bidouillages", des "ficelles", des "trucs"; que s'ils
anticipent, sans qu'on le leur ait explicitement demandé,
des
incidents de toutes sortes, que s'ils s'entraident enfin selon des
principes de coopération qu'ils inventent et qui ne leur ont
pas
été indiqués à l'avance. En
d'autres
termes, le procès de travail ne fonctionne que si les
travailleurs font bénéficier l'organisation du
travail de
la mobilisation de leurs intelligences individuellement et
collectivement.
Encore convient-il de préciser que l'exercice de cette
intelligence dans le travail n'est souvent possible qu'à la
marge des procédures, c'est à dire en
commettant, nolens volens,
des infractions aux règlements et aux ordres. Il faut donc
non
seulement faire preuve d'intelligence pour combler le
décalage
entre organisation du travail prescrite et organisation du travail
réelle, mais aussi admettre que, pour une bonne part, cette
intelligence ne peut se déployer que dans une
semi-clandestinité.
Ces caractéristiques de l'intelligence efficiente
au
travail - caractéristiques cognitives : faire face
à
l'imprévu, à l'inédit, à ce
qui n'est pas
encore connu ni routinisé, et caractéristiques
affectives
: oser transgresser ou enfreindre, agir intelligemment mais
clandestinement ou, au moins, discrètement -, ces
caractéristiques donc de l'intelligence au travail
constituent
ce que nous désignons communément par le "zèle" au travail.
C'est sur la base de cette analyse qu'il faut adopter une
position critique vis-à-vis du pouvoir de la discipline sur
la
qualité du travail.
»
.. « La thèse que nous sommes conduit à
soutenir, c'est que l'information
à destination des salariés (cadres
comme ouvriers) est
falsifiée,
mais que c'est bel et bien grâce à elle que la
mobilisation subjective des cadres perdure. La production de cette
information falsifiée relève d'une
stratégie
spécifique, que nous caractériserons par le terme
de "stratégie
de la distorsion communicationnelle" »
p 90 .. 4
- « L'effacement
des traces»
.. « Ici il ne s'agit plus seulement de silence et de
dissimulation. Il faut faire
disparaître les documents compromettants, faire taire les
témoins ou s'en
débarasser par la mise au placard, par la mutation ou par le
licenciement. L'effacement
des traces ne consiste pas seulement à taire les
échecs,
à masquer les accidents du travail, en faisant pression sur
les
salariés pour qu'ils ne déclarent pas ces
accidents, ...
Il faut aussi, semble-t-il, effacer la
mémoire des usages du passé
qui pourraient servir de point d'appui à la comparaison
critique
avec la période actuelle. De nombreuses formules sont
utilisées, mais il semble que l'obstacle le plus
redouté
à l'effacement des traces soit constitué par la
présence des "anciens" qui possèdent
l'expérience
du travail, accumulée pendant de nombreuses
années. La
stratégie consiste, en règle
générale,
à écarter ces acteurs des zones critiques de
l'organisation, à les priver de responsabilités,
voire
à les licencier...
»
.. « Dans d'autres entreprises, on met
systématiquement les "anciens",
expérimentés, à l'écart,
et on embauche des "Bac + 2" sans qualification technique,
chargés uniquement des tâches de
contrôle et de
gestion. On associe cette disposition au recours
généralisé à la
sous-traitance,
chaque fois que des salariés quittent le service, afin de
les
remplacer par des personnes qui, par statut, extérieures
à l'entreprise,
ne peuvent faire remonter dans la délibération
collective leur expérience du travail réel.
...»
[ !!! ]
.. « L'effacement des traces a une importance
capitale. Il
est destiné à retirer ce qui pourrait servir de
preuves,
en cas de procédures ou de plaintes.
C'est à dire que l'effacement
des traces
vise à la fois ceux qui, à l'intérieur
de
l'entreprise, pourraient être tentés de s'opposer,
et ceux
qui, à l'extérieur, auraient besoin de preuves
pour
accuser ou faire condamner (notamment les juges) ou même
seulement pour informer (les journalistes).
Peu importe finalement que le mensonge soit reconnaissable
par
des témoins directs. De toute façon, compte tenu
du
climat psychologique et social actuel, ces témoins auront
probablement la prudence de garder ce qu'ils savent pour eux. La vérité
reste privée. ... Ce
que redoutent les entreprises, ce sont les procès en justice
qui
pourraient déboucher sur des débats publics.
Mais
si les traces ont été effacées, les
preuves
nécessaires à l'instruction du dossier et
à
l'inculpation manquent, et l'affaire se termine par un non-lieu. ...
»
p 114 .. « Dans le cas présent, faire
le "sale
boulot" dans l'entreprise est associé, par ceux qui sont aux
postes de direction - les leaders du travail du mal -, à la
virilité. Celui qui refuse ou ne parvient pas à
commettre
le mal est dénoncé comme un
"pédé", une
"femme", un gars "qui n'en a pas", "qui n'a rien entre les cuisses". Et
ne pas être reconnu comme un homme viril, c'est
évidemment
être une "lavette", c'est à dire
déficient et sans
courage, donc sans "la vertu", par excellence.
Et pourtant celui qui dit non, ou ne parvient pas
à faire
le "sale boulot", le fait précisément au nom du
bien et
de la vertu. Le
courage en effet, ici, ce n'est pas, bien sûr, d'apporter sa
participation et sa solidarité au "sale boulot", mais bien
de
refuser haut et fort de le commettre, au nom du bien, et de prendre
ainsi le risque d'être dénoncé,
sanctionné,
voire d'être désigné pour la charette
des prochains
licenciés.»
p 144
..
« Le courage, à
l'état pur, sans adjonction de virilité, est une
conquête foncièrement individuelle.
Il est rare. Il n'est jamais définitivement acquis.
La peur peut toujours resurgir, si tant est qu'elle ait jamais
été
totalement neutralisée. Le courage sans virilité
peut se déployer dans
le silence et la discrétion et s'évaluer dans le
for intérieur. Il
peut se passer de la reconnaissance par autrui.
La virilité, en revanche, est une conduite dont la valeur
est
fondamentalement captive de la validation par autrui. Le courage
relève
essentiellement de l'autonomie morale-subjective, cependant que la
virilité témoigne de la dépendance
vis-à-vis du regard de l'autre. »
.. « Chez les infirmières, il y a
reconnaissance primordiale du réel. La stratégie
défensive consiste à l'encercler,
ce réel, cependant que dans les stratégies
collectives de défense marquées du sceau de la
virilité, le réel et son corollaire -
l'expérience de l'échec - font l'objet d'un déni
collectif et d'une rationalisation.»
p 175 .. « Enfin, le recours à la
stratégie défensive individuelle du rétrécissement
de la conscience intersubjective ("oeillères
volontaires") est utilisable par tous ceux qui ne savent l'injustice
que par le truchement des médias ou de la parole d'autrui :
ceux qui ne travaillent pas, les retraités qui n'ont pas connu les
conditions de travail actuelles, les jeunes qui n'ont pas
encore été confrontés au travail in situ,
les femmes au foyer, etc. »
p 203 .. « L'analyse de la rationalité
pathique suggère que la violence
et l'injustice commencent toujours par engendrer, d'abord, un sentiment
de peur. La peur est une souffrance, mais celle-ci ne
marque nullement le terme du processus initié par l'exercice
de la violence ...
... certaines stratégies
défensives contre la peur peuvent pervertir le courage
... »
p 208 .. « L'action - c'est du moins ce pour quoi
plaide l'analyse de la banalisation du mal - est toujours une triade :
action, activité et passion. Pas d'action
conséquente sans travail, et pas d'action censée
sans souffrance. ... car, pour agir, il faut aussi
être en mesure de supporter
la passion et d'éprouver la compassion, qui sont à la
source même de la faculté de penser...»